Pourquoi le vote
obligatoire ?
Le débat sur l’instauration
d’un vote obligatoire revient régulièrement sur le devant de la
scène politico-institutionnelle, comme lors de ces dernières
semaines. Comme justification à cette proposition, on retrouve en
fait deux idées clé. La première, c’est que l’abstention n’est
pas bonne pour la démocratie. D’une part parce qu’elle créée
de facto des inégalités entre groupes sociaux dans une forme
de cens caché (Gaxie, 1978), puisque l’abstention reste
principalement le choix des populations les moins riches et les moins
éduquées. Ces inégalités de participation risquent de se
transformer en inégalités en termes de représentation, les
intérêts des abstentionnistes étant moins bien pris en compte par
le système. D’autre part, l’abstention est mauvaise pour la
démocratie parce qu’elle mine la légitimité des élus, des
décisions publiques qu’ils prennent, et, encore plus généralement,
des institutions. La seconde justification derrière l’instauration
d’un vote obligatoire, c’est l’idée que la fluctuation des
résultats électoraux s’explique d’abord et avant tout par un
« abstentionnisme » différentiel entre les électorats.
Beaucoup débattue au moment des élections européennes, cette
explication était avancée comme la clé de la défaite socialiste,
parce que son électorat ne se serait pas mobilisé en raison de son
mécontentement, et du succès du Front National qui aurait eu un
électorat particulièrement mobilisé même si la raison de cette
mobilisation n’est pas particulièrement claire.
Pourquoi le vote obligatoire
ne résout pas ces difficultés ?
Notre argument, ici, est que le
vote obligatoire ne résoudra ni l’un ni l’autre de ces
problèmes. Du point de vue de la démocratie, instaurer le vote
obligatoire revient un peu à casser le thermomètre plutôt qu’à
vouloir résoudre le problème. De manière évidente, d’abord,
l’obligation peut conduire à une hausse du nombre de bulletins
blancs, ceux-ci étant d’ailleurs maintenant comptés à part en
France. Il n’est pas certain qu’une baisse de la participation au
profit d’une hausse des bulletins blancs soit exactement l’effet
recherché. Or, il existe bien une corrélation négative
significative entre niveau de participation et nombre de bulletins
blancs. Mais de manière encore plus préoccupante, ensuite,
l’abstention peut être vue comme un canal d’expression du
mécontentement par rapport au fonctionnement du système politique
lui-même. L’interdire rendrait alors plus probable le soutien à
des candidats faisant de la contestation du fonctionnement du système
politique le cœur de leur positionnement électoral. Du point de vue
de la légitimité, l’abstention a donc cet intérêt d’être un
moyen de signal clair sans conséquence directe pour le système.
Deuxièmement, le vote obligatoire
n’est pas non plus forcément bon pour la représentation. La
suppression des différentiels d’abstention entre groupes sociaux
par l’obligation ne conduit pas forcément à leur meilleure
représentation. En effet, le vote obligatoire peut s’accompagner
de comportements électoraux incohérents et erratiques de la part
des citoyens dans la mesure où l’obligation de vote n’augmente
pas mécaniquement l’information et l’intérêt pour l’élection
(Selb et Lachat, 2009). Si on force les personnes à exprimer un
choix, on ne fait que diminuer le bénéfice de voter, on n’augmente
pas le bénéfice associé aux propositions des différents partis et
candidats. Ils peuvent alors voter de manière aléatoire ou surtout
protestataire. En résulte une plus grande dispersion des suffrages
sans pour autant que la volonté générale ne se soit exprimée plus
clairement sur la direction qui devait être prises pour les
décisions publiques.
De ceci découle aussi le fait que
le vote obligatoire ne résoudra pas le problème des défaites
électorales pour les partis de gouvernement lors des élections
intermédiaires. Prenons pour cas les élections européennes de
2014, où près de 59% des inscrits ne sont pas exprimés si on
cumule abstentionnistes et votes blancs et nuls. Pour effectuer la
simulation d’un vote obligatoire effectif lors de ce scrutin, nous
disposons d’un sondage réalisé juste après l’élection, auprès
d’un échantillon de 4 000 personnes représentatives de la
population française (Sauger et al. 2015). Nous avons demandé aux
enquêtés pour qui ils avaient voté, s’ils l’avaient fait, ou
pour qui ils auraient voté s’il ne s’était pas abstenu. Premier
résultat, le nombre de bulletins blancs aurait plus que doublé.
D’environ 3% parmi ceux qui ont participé à l’élection,
l’intention de voter blanc est de plus de 10% parmi les
abstentionnistes. Pour la répartition en voix entre partis, les
résultats sont présentés dans le tableau suivant.
Tableau : simulation de
l’effet du vote obligatoire sur les résultats de l’élection
européenne de 2014 en France
Votes exprimés | Vote potentiel des abstentionnistes | Résultat possible en cas de vote obligatoire | |
Gauche radicale et Front de gauche |
8,2%
|
12,0%
|
10,5%
|
Parti socialiste |
14,0%
|
12,4%
|
13,0%
|
Divers gauche |
3,2%
|
2,5%
|
2,7%
|
Ecologistes |
11,0%
|
14,2%
|
12,9%
|
UMP |
20,8%
|
17,1%
|
18,6%
|
MoDem, UDI et divers droites |
15,9%
|
11,4%
|
13,3%
|
Front National |
24,9%
|
28,6%
|
27,1%
|
Autres |
2,0%
|
1,8%
|
1,9%
|
Source : Sauger
et al. 2015. Les données sont pondérées pour redressement
sociodémographique et politique.
Les résultats de ce tableau sont
très explicites. D’une part, les différences entre votants et
abstentionnistes et votants sont limitées, mais significatives,
conduisant à prédire un écart systématiquement inférieur à 2,5
points des résultats des partis. D’autre part, les
abstentionnistes apporteraient plus leur soutien à la gauche
radicale, aux écologistes et, surtout, au Front National. On voit
clairement ici qu’expliquer les résultats d’élections comme les
Européennes que par un différentiel de participation à l’intérieur
de l’électorat est loin de décrire effectivement la situation
réelle. Et l’instauration d’un vote obligatoire profiterait
principalement aux formations politiques les plus critiques du
système politique.
Pourquoi le vote obligatoire
est compliqué à mettre en œuvre ?
On pourrait en plus ajouter que,
loin de résoudre les problèmes auxquels il s’adresse, la mise en
œuvre du vote obligatoire poserait nombre de problème dans son
application pratique. Par exemple, l’article L9 du Code électoral
prévoit d’ores et déjà que l’inscription sur les listes
électorales est « obligatoire ». Pour autant, cette
obligation n’est assortie ni de vérification systématique ni de
sanction. La seule sanction réelle étant de ne pas pouvoir voter.
En 2012, l’INSEE évaluait à 93% la proportion des inscrits sur
ceux qui pouvaient l’être1.
Sans inscription obligatoire, le vote obligatoire semble un
pis-aller, dans la mesure où il conduit à augmenter le nombre de
non-inscrits. Rendre effective l’inscription obligatoire, soit par
un système d’inscription automatique, comme c’est déjà le cas
pour les jeunes majeurs soit par la mise en place d’amendes pose en
revanche des difficultés techniques importantes et implique un coût
significatif qui ne serait probablement pas compensé par le
recouvrement des amendes. La difficulté technique tient
essentiellement à la mise à jour nécessaire du Fichier général
des électeurs tenu par l’INSEE. Or ces mises à jour, même sur
une base annuelle, sont extrêmement compliquées dans la mesure il
n’existe pas en France d’enregistrement de fait obligatoire de la
population générale. Le recensement général de la population,
seule base existante équivalente, est incapable de fournir ces
informations pour chacun des résidents français.
Une alternative simple
Notre conclusion n’est pas qu’il
n’existe aucun dispositif institutionnel contre l’abstention. Au
contraire, pour nous, il existe une alternative simple au vote
obligatoire, certes moins efficace dans l’effet attendu sur le
niveau de participation, mais beaucoup plus positif dans sa dynamique
générale. L’une des principales sources d’abstention est
l’étalement du calendrier électoral. Pour les élections locales,
il nous paraît incompréhensible que les échéances départementales
et régionales aient été déconnectées, avec six mois d’écart
puisque le scrutin régional est prévu pour décembre 2015. Leur
synchronisation aurait eu un effet extrêmement positif sur la
participation, avec un surcroît de près 12 points de pourcentage si
l’on se reporte aux consultations préécdentes (Fauvelle-Aymar et
François, 2015). Avec 11 tours de scrutin potentiels sur un cycle
électoral complet, la France est l’un des pays où le vote est le
plus émietté. Synchronisons durée des mandats et élections en
deux ou trois échéances majeures, et il y a fort à parier qu’une
partie substantielle du problème de l’abstention sera résolue.
Abel François et Nicolas Sauger
Références
FAUVELLE-AYMAR,
C. et FRANÇOIS, A., 2015, « Mobilization,
Cost of Voting and Turnout: A Natural Randomized Experiment with
Double Elections »,
Public Choice,
162: 183-199, 2015
GAXIE, D., 1978, Le cens caché,
Paris, Seuil.
SAUGER Nicolas, DEHOUSSE, Renaud,
GOUGOU, Florent, 2015 (à paraître), Comparative Electoral Dynamics
in the EU in 2014, Cahiers Européens, sous presse.
SELB P., LACHAT
R., 2009, « The More, the Better? Counterfactual Evidence on the
Effect of Compulsory Voting on the Consistency of Party Choice »,
European Journal of Political Research,
vol. 48, no 5, p. 573-597.
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