dimanche 28 juin 2015

Brexit: retour sur le premier référendum anglais sur l'appartenance à l'UE en 1975


Il y a un mois tout juste, David Cameron, premier ministre britannique réélu au mois de mai, affirmait que sa promesse de tenir un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne serait tenue avant la fin de l’année 2017. Cette promesse-phare de la campagne électorale du parti conservateur constitue une nouvelle péripétie de la longue histoire des controverses européennes qui divisent les partis britanniques depuis plusieurs décennies. Elle a été accueillie par les eurosceptiques, en particulier le parti UKIP, comme une victoire permettant de rendre au peuple britannique la possibilité de s’exprimer. À cet égard, on oublie que cette possibilité a déjà été donnée il y a quarante ans, lors d’un premier référendum proposant un brexit. Si le contexte a énormément évolué entre 1975 et 2015, il est intéressant de rappeler l’épisode du premier référendum dans la mesure où certains parallèles peuvent être identifiés.
L’appartenance du pays à la Communauté européenne n’est jamais allée de soi et a été controversée dès le départ. Sorti victorieux de la Seconde guerre mondiale, le Royaume-Uni ne voyait pas l’intégration européenne comme un pilier de sa politique étrangère. Les partis conservateur et travailliste ont immédiatement partagé des craintes à l’égard de l’idée d’une adhésion britannique à la CECA sur l’industrie du charbon et de l’acier. En particulier, le parti travailliste était peu enclin à faire entrer le pays dans un marché commun dans ce secteur après avoir procédé à la nationalisation de l’industrie du charbon et de l’acier en 1946. D’autres critiques avaient trait aux conséquences prévisibles de la PAC pour les pratiques agricoles britanniques et à la remise en cause des liens avec le Commonwealth et de la souveraineté nationale. Ces réticences se traduisirent par la fondation de plusieurs organisations défavorables à l’adhésion au sein du parti travailliste et du parti conservateur
Cette situation changea progressivement, avec la prise de conscience du déclin du Commonwealth et des opportunités liées au développement de relations commerciales avec les pays européens et le gouvernement Heath obtint finalement l’entrée du pays dans la CEE, au terme de 18 mois de négociations. En raison de la force numérique des « anti-européens » sur les bancs conservateurs et surtout travaillistes, le European Communities Act ne fut ratifié par le parlement de Westminster qu’en troisième lecture, après neuf mois de délibérations, à 301 voix contre 284. Le Royaume-Uni adhéra à la CEE le premier janvier 1973, en même temps que l’Irlande et le Danemark.
Dans un climat général d’hostilité à l’égard du projet européen, les travaillistes s’engagèrent dès la campagne électorale de 1974 à renégocier les termes de l’adhésion dans sept domaines (TVA, monnaie, politique agricole, aides aux exportateurs du Commonwealth, politique régionale et industrielle, budget européen), mais surtout à organiser un référendum consultatif sur la question du maintien du pays dans la CEE. Harold Wilson espérait que l’organisation de ce référendum permettrait au Labour de résoudre ses problèmes de division interne sur les enjeux européens, particulièrement visibles lors des débats parlementaires de 1971, de se présenter comme plus démocratique que le parti conservateur et de se soustraire à la responsabilité de prendre la décision finale sur la question européenne.
L’annonce du référendum provoqua la création de deux fédérations d’organisations transversales aux principaux partis. D’une part, Britain in Europe (BIE) rassemblait la majorité de l’establishment politique et défendait le maintien du Royaume-Uni dans la Communauté européenne au nom de ses retombées économiques positives. D’autre part, la National Referendum Campaign (NRC) prônait l’attribution exclusive des compétences législatives et fiscales au Parlement britannique, le rejet du marché commun et le rétablissement du libre-échange avec le reste du monde. Les bataillons du NRC étaient formés par des eurosceptiques issus des partis travaillistes et conservateurs, mais également du parti gallois Plaid Cymru, du Scottish National Party, du parti des Ulster Unionists irlandais ainsi que de nombreux mouvements éclectiques, notamment féministes, nationalistes ou encore communistes. Cette diversité pesa sur la capacité du NRC à se coordonner et à définir une stratégie et un programme collectifs : alors que la gauche rejetait le Marché commun comme une émanation capitaliste, la droite soulignait au contraire son attachement au libre-échange et son refus du protectionnisme. Le référendum se solda par une défaite cuisante du NRC, avec 17 millions de votes en faveur du maintien du Royaume-Uni dans la Communauté européenne et 8 millions contre.
Deux parallèles intéressants peuvent être faits entre le référendum de 1975 et celui qui devrait avoir lieu dans les mois à venir. Premièrement, l’épisode de 1975 montre qu’une configuration initiale plutôt favorable aux détracteurs de la construction européenne peut se retourner au moment de la consultation effective, en raison de la frilosité des électeurs qui peinent à évaluer les conséquences d’une rupture avec la communauté européenne. La situation peut se présenter différemment en 2017, dans un contexte marqué par une politisation bien plus forte des politiques européennes qu’il y a quarante ans, mais cette hypothèse est déjà corroborée par des intentions de vote déclinantes pour le UKIP à l’approche des élections générales de 2015 et par son score effectivement sensiblement inférieur à celui obtenu lors des élections européennes de 2014 (12.6% contre 27.5%).
Deuxièmement, le référendum est utilisé dans les deux cas pour surmonter une crise politique à l’origine de divisions très profondes. Le parti travailliste de Harold Wilson était en effet embarrassé par ses controverses internes relative à la construction européenne. Le parti conservateur de David Cameron l’est probablement encore plus. La crise de la zone euro a catalysé les débats récurrents qui divisent les partis britanniques au sujet de la perspective d’adoption de l’euro et plus généralement des propositions de revoir les modalités d’implication du pays dans l’UE : cette question divise les partis entre eux, notamment du fait de l’émergence spectaculaire de UKIP dans le paysage partisan, mais aussi en leur sein et à l’intérieur de la coalition gouvernementale libérale-conservatrice qui était au pouvoir jusqu’en mai. Le parti travailliste connait, lui,  la cohabitation du courant modernisateur, qui s’était historiquement structuré autour de Tony Blair, favorable à l’adoption de l’euro, et des courants influents, situés plus à gauche et plus critiques à l’égard de la monnaie unique.
Le Labour semble pourtant presque cohésif lorsqu’on le compare au parti conservateur. Avant même le début de la crise, notamment en réaction à des pressions internes et à l’affirmation de UKIP, les Tories évoluent vers une position plus critique à l’égard de l’UE. Les courants eurosceptiques du parti conservateur obligent David Cameron à leur faire des concessions. En 2009, c’est en réponse à leur indignation suite à l’abandon de l’exigence d’une ratification du traité de Lisbonne par référendum, que le leader annonce son intention de travailler à « rapatrier » certaines compétences transférées à Bruxelles, assurant qu’il n’hésiterait pas, en tant que premier ministre, à faire usage de son véto pour bloquer les négociations du budget communautaire si ses revendications n’étaient pas satisfaites. Ce thème est repris lors de la campagne électorale de 2010 et articulé avec un discours critique à l’égard des mesures d’austérité prônées par les institutions européennes. La division du parti conservateur devient explicite à partir du moment où il prend le pouvoir et doit s’impliquer dans les politiques européennes. David Cameron, critiqué pour avoir consenti une augmentation du budget communautaire quelques mois seulement après son élection, voit sa situation se fragiliser encore au mois de mai 2011, lorsque le parti travailliste envisage une alliance avec les tories eurosceptiques afin d’imposer la réduction des contributions britanniques aux plans de sauvetage des pays européens surendettés. Le gouvernement répond à la fronde qui fait range dans ses rangs en faisant adopter le European Union Act 2011 qui conditionne toute réforme des traités communautaires à un référendum, mais la révolte gagne en intensité tout au long de son mandat : pétition de plus de 100 000 signatures en faveur d’un référendum sur l’appartenance à l’UE, puissante révolte parlementaire des Tory Rebels, dont les rangs grossissent rapidement, et qui n’hésitent pas à enfreindre les consignes du parti, tensions fortes à chaque vague de négociation relative à la gestion de la crise économique et financière. David Cameron ne parvient pas à désamorcer ces tensions. Il s’efforce malgré tout de limiter l’influence de l’UE et d’initier des réformes et finit par se résoudre à faire du référendum sur le brexit une promesse électorale. Comme dans le cas du gouvernement Wilson, il s’agit de trancher définitivement la question afin de pouvoir l’évincer de l’agenda politique et de retrouver une cohésion de façade.
En 1975, cette stratégie s’était révélée payante à court terme pour le leadership des partis de gouvernement, mais n’avait pas permis de refermer durablement les lignes de faille formées autour des questions européennes. Le niveau d’attention publique et médiatique dont faisaient l’objet ces questions est retombé suite au référendum, mais les eurosceptiques sont restés puissants dans les rangs du parti travailliste jusqu’à l’avènement de Tony Blair et les divisions sont allées croissantes au sein du parti conservateur, malgré les concessions faites par Margareth Thatcher à la fin des années 1980. La fronde des députés conservateurs, abondamment couverte dans les médias, a culminé lors de la ratification du traité de Maastricht, particulièrement ardue – ce processus a pris plus d’un an, 70 votes et 61 débats totalisant plus de 210 heures ! – et le premier ministre John Major ne s’est jamais remis de cette contestation. Ces divisions se sont atténuées une fois le vote final passé, mais ont été ravivées régulièrement à l’occasion des vagues de négociation relatives à la création de la monnaie unique et aux débats sur la participation du Royaume-Uni. Cet épisode ne donne pas à penser que la tenue d’un référendum suffira pour résorber les divisions partisanes et les questions européennes pourraient, à terme, donner lieu à de profondes recompositions du système de partis britannique.

Isabelle Guinaudeau