Les
élections de mi-parcours aux Etats-Unis ont été amplement
commentées aux Etats-Unis et aussi en France. Obama serait désormais
fortement affaibli selon les titres de plusieurs journaux. Comme en France, on
suppose que la cohabitation empêcherait le président de mettre en
place son projet politique, de réaliser ses promesses électorales.
Nous
avons discuté ailleurs
que même en France la notion de cohabitation mériterait une
définition plus inspirée des faits. Le problème est qu'on tend,
dans les deux cas, à assimiler différentes définitions de la
cohabitation sans vraiment vérifier les conséquences effectives de
cette situation sur la production législative.
Pour
commencer, aux Etats-Unis, on parle de “gouvernement divisé”
(divided
government),
plutôt que de cohabitation. Cela désigne la situation où la
majorité présidentielle est différente de celle qui contrôle une
des deux chambres du Congrès américain, le Sénat ou la Chambre des
Représentants. Et le fait est que les Etats-Unis étaient déjà en
situation de gouvernement divisé depuis janvier 2011, c'est à dire
depuis les élections de mi-parcours de 2010, où les Démocrates
avaient perdu le contrôle de la Chambre des représentants. Ils ne
sont pas parvenus à reprendre la majorité dans cette chambre au
moment de la réélection de Barack Obama en novembre 2012. Lors de
l'élection de la Chambre des représentants, qui eut lieu en même
temps que l'élection présidentielle, les Républicains ont gardé
la majorité, malgré la perte de huit sièges. En effet, les
électeurs américains ont l'habitude de “diviser” leurs votes
(split
voting),
en votant souvent pour un président d'un parti et pour un
représentant ou un sénateur du parti opposé. La situation de
gouvernement divisé n'est donc guère nouvelle, mais a été le
quotidien de l'administration Obama depuis le milieu de son premier
mandat.
Les
élections de mi-parcours du 4 novembre ont confirmé et conforté la
majorité républicaine à la Chambre des représentants, où ils ont
gagné 13 sièges supplémentaires. Les Républicains ont en outre
désormais la majorité au Sénat, où les Démocrates étaient
majoritaires depuis 2007. Les Républicains gagnent sept sièges de
sénateurs portant leur nombre de sièges à 52 sur 100.
Mais
il existe un autre détail qui est souvent ignoré dans les débats
politiques, y compris aux États-Unis : l'importance de disposer
d'une majorité “anti-obstruction” au Sénat pour gouverner.
L'obstruction parlementaire a, de tout temps, fait partie du jeu
parlementaire. Il s’agit d’employer tous les moyens procéduraux
disponibles pour empêcher une loi d'être adoptée, y compris et
surtout quand on ne dispose pas de la majorité des sièges. En
France, cela prend souvent la forme de milliers d'amendements
destinés à ralentir le travail législatif. Aux Etats-Unis, cela
prend la forme du « filibustering »,
c'est-à-dire de discours fleuves, qui permettent de rallonger la
séance jusqu'à ce que le sénateur orateur ou la majorité
abandonne. Dans les années 1950, les sénateurs Wayne Morse et Strom
Thurmond ont établi des records de filibustering
avec respectivement 22 et 24 heures de discours. Cette pratique a été
immortalisée par l'acteur James Stewart dans “Mister
Smith goes to Washington”.
La
règle XXII du règlement interne du Sénat permet, depuis le milieu
des années 1970, à 60 sénateurs de mettre fin au filibustering.
Dans les faits, à l'heure actuelle, toute majorité ne disposant pas
de la majorité anti-obstruction (ou “filibuster-proof majority”)
tend à abandonner un projet dès lors que le droit au filibustering
est invoqué par un orateur ou un groupe d'opposants. De ce fait, un
premier niveau de cohabitation, procurant un véritable pouvoir de
blocage, est l'absence d'une majorité anti-obstruction[1].
Or,
peu de présidents ont disposé d'un gouvernement unifié complet
c’est-à-dire ne nécessitant pas la coopération d’au moins un
parlementaire de l’opposition. Contrôler la chambre basse et
disposer d'une majorité anti-obstruction au Sénat représente
clairement l'exception plutôt que la règle aux Etats-Unis. Seuls
trois présidents au cours des 60 dernières années ont pu –
brièvement - bénéficier
de
cette situation: Lyndon Johnson en 1965-66, James Carter en 1977-78
et Barack Obama au cours des huit premiers mois de son premier
mandat. C'est le décès du sénateur démocrate Edward Kennedy en
août 2009 qui a privé les Démocrates de la majorité
anti-obstruction au Sénat, l’élection partielle qui a suivi ayant
été remportée par un candidat Républicain. Dans son discours sur
l’État de l’Union, Barack Obama a d’ailleurs reconnu cet état
de fait : “If
the Republican leadership is going to insist that 60 votes in the
Senate are required to do any business at all in this town—a
supermajority—then the responsibility to govern is now yours as
well.”
Par
conséquent, une forme de cohabitation existe pratiquement toujours
aux Etats-Unis et ne semble pas, d’ailleurs, constituer un problème
en soi. Les présidents américains sont habitués à négocier
constamment avec les législateurs au Sénat et à la Chambre des
Représentants. Même le soutien de parlementaires du même parti
n’est pas acquis d'avance. Le Congrès des États-Unis est une
institution forte et les parlementaires ont une grande autonomie
politique et se considèrent responsables avant tout vis-à-vis des
électeurs de leur État. Cela peut les amener à voter contre la
position de leur parti.
Comme
Bill Clinton avant
lui,
Barack Obama a rencontré une opposition extrêmement
forte au
cours de ses deux mandats. Une grande partie de la célèbre réforme
introduisant l'assurance-maladie obligatoire a dû être adoptée par
décrets présidentiels. En raison de ce mode de gouvernement
difficile, nombre de réformes, portant par exemple sur un meilleur
contrôle de la vente d'armes
à feux, n'ont pas pu être adoptées faute de majorité.
L'élection
de la semaine dernière va tout au plus rendre encore un peu plus
difficile le leadership législatif d'Obama, dans la période du
mandat présidentiel où il est le plus faible, les ultimes années
de sa présidence. Mais l'habileté d'un président américain ne se
mesure pas uniquement à sa capacité de remporter des élections,
mais aussi et surtout à sa capacité de
mener à bien sa politique dans un contexte d'adversité politique. A
ce titre le défi qui attend Barack Obama à partir de janvier, date
à laquelle le nouveau Congrès se réunira pour la première fois,
n'a rien de nouveau, ni pour lui, ni dans l'histoire des Etats-Unis.
Ironie de l’histoire, G. W. Bush fut exactement dans la même
position à deux ans de la fin de son dernier mandat, confronté à
un congrès dont les deux chambres étaient contrôlées par son
opposition. En somme, la cohabitation, loin d’être nouvelle,
constitue le mode de gouvernement normal aux Etats-Unis.
Sylvain Brouard et Emiliano Grossman
[1]Pour
aller plus loin, voir notre comparaison de la cohabitation en France
et aux Etats-Unis: F. Baumgartner, S.Brouard, E. Grossman, S.
Lazardeux & J. Moody (2014), “Divided
Government, Legislative Productivity, and Policy Change
in the USA and France”, Governance,
Vol.
27, no. 3, p.
423–447. Le texte de cet article peut être téléchargé
ici.
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