lundi 26 mai 2014

Ce nouveau socialisme venu de l’Oregon



Tous les témoins de la débâcle des socialistes aux élections européennes peuvent légitimement se demander si le socialisme, comme idéal de société, s’essouffle. De nombreux sympathisants socialistes semblent résignés, et des contestations de rue sont croissantes depuis trois ans dans toute l’Europe, à l’image des indignados espagnols.
Si on regarde hors Europe, cependant, des idées socialistes se développent – à défaut de voir se développer les partis socialistes. En particulier, le projet pilote « Pay it forward » (paye plus tard) est en train de s’imposer aux Etats-Unis, pays pourtant culturellement hostile au socialisme.
L’année dernière, le parlement de l’Oregon a approuvé un projet pilote proposé par le parti des familles travailleuses (Working Families Party) pour financer l’instruction secondaire et universitaire, le Pay it forward. Son fonctionnement est très simple : les étudiants ont droit à étudier gratuitement s’ils s’engagent à payer 3% de leurs futurs revenus à un fond public d’éducation, pendant 24 ans.
Le succès de ce dispositif a fait des émules. Il y a à peine un mois, c’est au tour de la chambre des représentants du Connecticut à approuver un nouveau projet pilote. Au même moment, un des candidats à la gouvernance de la Californie annonce son intention d’explorer ce projet dans son Etat. Nous en sommes qu’au début, mais la tendance semble aller vers une adoption à grande échelle de ce dispositif.

En quoi ce projet est-il socialiste ?
Le projet créé de l’impôt volontaire, proportionnel au revenu, pour les dépenses publiques en éducation. Ceux qui ont bénéficié de l’éducation gratuite, payent en retour en fonction de leur succès économique. En un mot, les chômeurs ne payent rien, les millionnaires payent plus que s’ils avaient étudié à Harvard.
En outre que ce simple effet redistributif, il y a une dimension plus fondamentale. Avec un tel système, l’Etat de l’Oregon décide de partager légalement avec les citoyens la responsabilité de leurs succès et leurs insuccès économiques. Chaque citoyen n’est donc plus entièrement responsable de ce qu’il devient – principe qui est à la base de l’idéologie libérale – mais cette responsabilité est désormais partagée, comme le veut l’idéologie socialiste. Pour chaque échec, tous en payeront les conséquences et, pour chaque succès, tous en bénéficieront.
De fait, la façon dont on est instruit détermine notre avenir. Mais pour la première fois, l’éducation publique se reconnaît légalement responsable de l’avenir de ses étudiants.

En quoi cela diffère de notre système d’éducation public ?
Une première différence réside dans la contribution de ceux qui n’ont pas bénéficié d’une forte instruction. Dans un système public traditionnel, le citoyen non scolarisé paye, par ses impôts, le système d’éducation. En soi, cela peut se justifier avec l’idée que l’instruction est, en général, un bien collectif. Cependant, l’incapacité du système éducatif de garantir une véritable égalité des chances et sa propension à reproduire les élites ont été largement attestées dans les études sur la question. Cela signifie que le système punit deux fois les citoyens désavantagés : il leur barre le chemin de la réussite scolaire et il leur demande de financer le système éducatif. Le Pay it forward garantit au contraire une parfaite gratuité scolaire, sans demander à ceux qui n’en ont pas bénéficié d’y contribuer financièrement.
Une deuxième différence est que, dans le système public européen, les plus riches peuvent échapper au financement du système éducatif, alors qu’ils en ont largement bénéficié. Il suffit pour cela de partir travailler là où les salaires sont plus élevés et les impôts plus faibles. Cette concurrence fiscale et éducative conduit de nombreux pays à investir dans l’offre de salaires élevés pour attirer les travailleurs les plus compétents, plutôt que de les former eux-mêmes et risquer, ainsi, de les perdre. Par conséquent, les inégalités de revenus se développent et le financement de l’éducation publique se dégrade.
Face à ce problème, le Pay it forward est basé non pas sur l’impôt – qui dépend du lieu de résidence – mais sur un engagement qui vaut comme contrat privé entre un citoyen et son Etat, garanti par l’Institut du droit international. Les citoyens de l’Oregon qui bénéficieront des meilleurs revenus ailleurs, auront l’obligation légale de rendre ce qu’ils doivent à leur institution d’origine tous les ans. Ceci rend la « fuite des cerveaux » un événement heureux pour la communauté, comme il devrait l’être si l’on prend au sérieux la valeur internationaliste du socialisme.

Il est difficile de déterminer aujourd’hui la valeur économique de ce dispositif. Mais sa valeur en terme de solidarité et égalité est indéniable. Et si les politiques socialistes ne viennent pas toujours des partis socialistes, ces derniers pourraient néanmoins y trouver une source d’inspiration.





mardi 13 mai 2014

Les européennes : vers une percée de l'extrême-droite?


Un enjeu central des élections européennes du 25 mai est certainement celui du score des partis protestataires. En France, les sondages prédisent un franc succès du FN, qui deviendrait le second parti français au Parlement européen, loin devant le PS. Mais qu'en est-il ailleurs? Jusqu'à présent, les succès de l'extrême-droite sur le plan européen sont restés limités, malgré le statut d'élection de second ordre. En outre, les partis en question restent divisés et cela ne risque pas de changer dans un futur proche.


Une extrême-droite très diverse

Malgré le contexte de crise économique, les dernières élections européennes en 2009 n’avaient pas confirmé l’attente d’une sanction des partis au pouvoir : elles avaient marqué la défaite des sociaux-démocrates, mais elles avaient aussi maintenu le PPE comme groupe majoritaire au Parlement européen. Les pertes des partis au pouvoir (par rapport au précédent scrutin national) étaient restées plus limitées en 2009 qu'auparavant. Élevées en Hongrie, en Bulgarie, au Royaume-Uni, en Irlande et au Portugal, elles étaient restées faibles en Espagne et en Italie, tandis que les partis qui gouvernaient la Finlande et la Pologne parvenaient même à progresser légèrement. Certaines organisations eurosceptiques amélioraient leur score, sans réaliser de véritable percée non plus.

Qui plus est, les partis protestataires ont du mal à se mettre d'accord, à parler d'une voix. Après les élections de 2009, les partis d'extrême-droite s'étaient retrouvés dans deux groupes parlementaires différents: le groupe Europe Libertés Democratie, qui comprenait le FN, et l'Alliance européenne des mouvements nationaux, trop petite pour former un groupe parlementaire. Ensemble, ces groupes auraient obtenu 57 sièges, c'est-à-dire moins de 8%, mais une union s'était avérée impossible. La raison est simple: ils viennent de traditions politiques très différentes et ont des positions souvent fortement contradictoires.

Nous avons regardé de plus près les positions des 13 partis qualifiés d'extrême-droite par les experts du Chapell Hill Expert Survey (CHES) et ayant obtenu plus de 5 pour cent des votes au niveau national. Le CHES enregistre à l'occasion de chaque élection européenne les positions de tous les partis représentés sur une quinzaine de dimensions1. Le graphique 1 illustre les distances de ces partis sur les principales dimensions. Il est demandé aux experts de classer chaque parti sur chaque dimension sur une échelle de 1 à 10. Plus on s'approche de 10, plus la position est conservatrice – par exemple favorable à l'assimilation culturelle des étrangers (plutôt que toute forme de multiculturalisme), à la réduction des dépenses publiques ou encore à la prise en compte de principes religieux dans la conduite politique du pays.

Nous présentons ici deux mesures différentes permettant de se faire une idée de la proximité des partis d’extrême droite sur ces différentes dimensions: min/max calcule simplement la distance entre les deux positions les plus extrêmes sur cette échelle de 1 à 10 parmi les 13 partis ; l'écart-type calcule la distance moyenne entre les partis sur ces questions.




La mesure min/max montre que toute velléité d'unifier l'ensemble des partis d'extrême-droite semble vouée à l'échec étant donné la diversité considérable de leurs positions sur un grand nombre d’enjeux. Sur toutes les dimensions il existe des différences fortes entre certains partis. Les profondes divergences de vues relatives à la questions de la décentralisation (« régions ») illustrent clairement cette hétérogénéité : dans nombre de pays de l'Est, l'opposition est totale sur ce point. C'est vrai également pour UKIP au Royaume-Uni. La situation est similaire pour ce qui concerne la place de la religion ou la déréglementation. Il existe ainsi des partis plus classiquement conservateurs dans ce groupe, à côté de partis anti-mondialisation, qui peuvent être assez progressistes sur certains points. A ce titre le PVV de Geert Wilders, allié de Marine Le Pen, est original. Il se distingue par des positions assez libérales sur le plan des mœurs et, par exemple, ne s’oppose pas au mariage homosexuel.

La seconde mesure, l'écart-type, montre que sur certains sujets cette diversité des positions ne se limite pas qu'à un ou deux partis. Les organisations partisanes situées à l’extrême droite sont loin d’être unanimes sur la place de la religion ou encore la déréglementation. Un accord relatif existe, certes, sur certains enjeux : beaucoup des partis d’extrême-droite se retrouvent sur l'opposition à la décentralisation (« région »), les droits des minorités, la petite place réservée à l'environnement, l'ordre public, l'opposition aux politiques redistributives et à l’augmentation des dépenses publiques. Et pourtant, sur chacun de ces enjeux, on retrouve des cas de partis fortement déviants.


Le graphique 2 résume l'ensemble de ces différences en les ramenant à un espace bidimensionnel2. Pour faciliter la lecture, nous avons projeté les noms des pays d'origine, plutôt que les noms de partis, dont la plupart ne sont pas très connus en dehors de leur pays. Le graphique montre que les distances restent importantes y compris entre partis officiellement proches comme le FN et le PVV néerlandais ('NL'). Le FN semble ainsi bien plus proche du Vlaams Belang belge ('BE'), du FPÖ autrichien ('AUS') ou du Parti du peuple danois ('DK'). Et pourtant, les négociations pour former un nouveau groupe parlementaire avec certains de ces partis n'ont pas abouti. Les couleurs indiquent l'appartenance au groupe Europe, Libertés et Démocraties (en rouge), à l'Alliance européenne des mouvements nationaux (en bleu) ou l'absence d'appartenance à tout groupe (en noir).



A l'opposé, les partis de l'Alliance européenne des mouvements nationaux représentent un groupe à part, peu susceptibles de s'unir au FN, au PVV ou Vlaams Belange. Ainsi, le Jobbik hongrois ('HUNG') a affiché régulièrement des positions antisémites qui semblent peu compatibles avec les ambitions gouvernementales affichées par des partis comme le FN ou le PVV. Ces partis se distinguent aussi sur les questions de libéralisme économique : les partis polonais, hongrois ou slovaques sont nettement moins en faveur de la déréglementation ou de la réduction des dépenses publiques que les partis d'Europe de l'Ouest. L’émergence d'une grande internationale d'extrême-droite ne semble donc pas à l'ordre du jour à ce stade.

Les perspectives : un FN fort mais une extrême-droite européenne stable

Les sondages disponibles suggèrent que la situation sera différente en 2014. En France, au moins, plusieurs sondages donnent le FN en deuxième place, juste derrière l’UMP et bien en tête du PS. Les projections lui prédisent 22 sièges sur les 74 qui reviennent à la France. Cependant, ces projections sont moins favorables pour les partis d’extrême droite d'autres pays. UKIP devrait, certes, faire une percée notable au Royaume-Uni avec 23 sièges sur 73 selon les estimations, mais la plupart des autres grands pays n'auront pas de partis d'extrême-droite représentés et cette représentation sera probablement assez faible dans les pays de taille moyenne où ces partis ont des chances d’avoir des élus, comme la Grèce ou la Belgique.

Et, encore une fois, les partis partent en ordre dispersé. Les efforts du FN, notamment, pour construire un groupe comprenant le FPÖ autrichien, le PVV néerlandais, la Lega nord italienne et les « Finns » (Finlandais) n'ont pas abouti. De ce fait, le groupe Europe, Libertés et Démocratie peut espérer une quarantaine de sièges, auxquels s'ajoutent un certain nombre de sièges de « non-inscrits », comprenant les sièges du FN et du PVV. Le groupe des non-inscrits voit ses effectifs gonfler, notamment à la faveur de l'arrivée de nouveaux acteurs, comme le Mouvement 5 Etoiles de l'ancien humoriste Beppe Grillo en Italie et le mouvement Union, Progrès et Démocratie en Espagne, soutenu par des intellectuels comme Fernando Savater ou Mario Vargas Llosa.

Au total, l'extrême-droite devrait voir ses effectifs augmenter légèrement, d’environ une dizaine de sièges. Mais l'absence d'un groupe parlementaire unifié et les clivages profonds qui divisent ces différents partis limiteront leur efficacité. On peut imaginer des alliances de circonstance avec certains des quarante députés conservateurs eurosceptiques du groupe des Conservateurs et réformistes européens sur certaines questions, voire avec certains partis eurosceptiques de gauche. Mais dans l'ensemble, les partis d'extrême-droite ne devraient pas parvenir à influencer les politiques européennes dans l’arène parlementaire.

Le Parlement européen continuera, pour l’essentiel, d'être gouverné par l'alliance au centre entre Parti populaire européen, Parti socialiste européen et libéraux. Les efforts des candidats des deux principaux partis pour rendre la campagne plus visible se sont avérés vains dans la plupart des cas. Et ce n'est sans doute pas des partis protestataires que viendra la publicité tant recherchée.


Emiliano Grossman


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1 Le Chapel Hill Expert Survey (ou CHES) soumet à chaque élection un questionnaire à plusieurs observateurs politiques dans chaque pays membre de l'Union. On leur demande de classer les positions des partis de leur point de vue. Les données sont librement accessibles sur http://chesdata.eu/.


2 La technique utilisée est celle du “positionnement multidimensionnel” (ou MDS, multidimensional scaling). Cette procédure consiste à établir un tableau des distances entre tous les acteurs et sur toutes les dimensions. Ces distances sont ensuite utilisées pour calculer les coordonnées dans un espace bi-dimensionnel qui respecte autant que possible les distances dans toutes les dimensions.   

mercredi 7 mai 2014

Les européennes, toujours un scrutin de « second ordre » ?

Entre les premières élections européennes de 1979 et celles de 2014, le nombre d’élus a presque doublé, celui des électeurs est passé de 190 millions dans 9 pays à presque 390 millions dans 28 pays, le paysage médiatique a évolué, et le développement d’Internet a ouvert des possibilités de communication inédites. L’assemblée s’est transformée, elle aussi : le traité de Lisbonne a couronné sa conquête de pouvoirs toujours plus importants, notamment en faisant de la codécision la procédure législative « ordinaire » et en conférant au Parlement européen un rôle accru dans la désignation de la Commission.
Malgré ces mutations, les élections européennes restent généralement caractérisées comme des « élections de second ordre », selon la dénomination proposée par Karlheinz Reif et Hermann Schmitt dès 1980. Selon les deux auteurs, l’amplification de l’abstention et des votes protestataires aux élections européennes s’expliquaient par la perception d’un enjeu limité par les partis, les candidats et les médias. Plus de vingt ans plus tard, il est légitime de se demander dans quelle mesure la montée en puissance du Parlement européen a changé la donne. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan des élections de 2014 – il faudra pour cela attendre la fin de la campagne, l’annonce des résultats et la constitution de la nouvelle Commission. Plus modestement, cette note examine une dimension de la thèse du « second ordre » en examinant dans quelle mesure la perception supposée d’un enjeu limité se traduit par la marginalité des questions européennes dans les discours politiques et médiatiques des mois précédant l’élection, ainsi que par une participation faible et déclinante.

Une Europe invisible pendant la campagne ?
On estime souvent que la perception d’un enjeu moindre des élections européennes se traduit par la discrétion de la campagne dans les discours politiques et médiatiques, et par la prééminence des préoccupations domestiques par rapport aux questions intrinsèquement européennes. Pourtant, une analyse de la couverture des questions européennes dans deux quotidiens allemands, britanniques, français et espagnols* indique que ces questions sont significativement plus présentes dans les colonnes de l’ensemble de ces journaux au cours des trois mois précédant et suivant une élection européenne. Ce résultat peut être illustré par la part trimestrielle d’articles abordant ces enjeux, qui ont été identifiés dans la base de données Lexis-Nexis et dans l’archive en ligne du journal allemand Die Süddeutsche Zeitung à l’aide d’une recherche par mots-clés.

Pour une meilleure lisibilité, ne sont représentées ici que les chiffres pour les journaux Le Monde, El Pais, The Guardian et Die Süddeutsche Zeitung. Si le niveau et la dynamique d’attention est sensiblement différente d’un journal à l’autre – en particulier entre Le Monde et Die Süddeutsche Zeitung, d’une part, et El Pais et The Guardian, de l’autre – le graphe permet de constater que les élections européennes de juin 1994, 1999, 2004 et 2009 marquent partout des temps forts de la couverture des questions européennes. On observe, certes, des pics d’attention en dehors des campagnes européennes, notamment lors de la signature et de ratification du traité de Maastricht en 1991-1993, lors de la crise de la vache folle (qui s’accompagne d’un regain d’attention considérable dans les colonnes du Guardian), de la démission de la Commission Santer début 1999, de chaque étape de l’adoption de la monnaie unique, de la ratification ratée du projet de Constitution européenne, puis à chaque épisode de la récente crise de la dette. Cependant, on peut globalement remarquer que l’UE fait intrusion sur les agendas médiatiques et politiques domestiques surtout quand les citoyens sont appelés à voter : lors des élections européennes et lors des référendums de ratification des traités communautaires.
Comment se situe jusqu’à maintenant la campagne 2014 par rapport aux précédentes ? La comparaison du niveau d’attention au cours des mois de janvier, février, mars et avril précédent l’élection suggère qu’en France et en Espagne, la campagne 2014 voit, jusqu’à maintenant, un niveau historique d’attention à l’actualité européenne, tandis que le niveau du Guardian est plutôt inférieur à la moyenne. En France, un sondage récent (BVA pour I-Télé et Le Parisien) estime d’ailleurs que 60% des Français s’intéressent à cette élection.

La domestication des thèmes européens
Le niveau d’attention global aux questions européennes n’est toutefois qu’un indicateur vague révélant la résurgence d’un certain nombre de mots-clés liés à la politique européenne lorsqu’il y a une élection européenne. L’analyse des clips et affiches de campagne, des programmes électoraux, de la couverture médiatique des élections et de plusieurs sondages d’experts nous en apprend plus sur la place de l’Europe dans les campagnes électorales européennes. Les études disponibles sur la campagne de 2009** montrent que si l’Europe n’a pas été absente du débat, les enjeux européens ont eu tendance à être « domestiqués », appréhendés à l’aune d’un prisme national défini par les questions les plus sensibles et les clivages politiques traditionnels. Ainsi, les questions européennes liées à l’immigration se sont montrées plus saillantes dans les pays d’Europe de l’Ouest et à Malte, les relations avec la Russie ont dominé les débats dans les pays baltes, l’élargissement à la Croatie et à la Turquie a été beaucoup discuté en Slovénie, en Grèce et à Chypre, tandis que les partis scandinaves ont mis l’accent sur les politiques sociales. Par ailleurs, les discours électoraux ont le plus souvent fait l’objet d’un cadrage mixte national-européen, avec toutefois des variations importantes d’un enjeu électoral à l’autre : la politisation du changement climatique ou de l’économie a été par exemple plus européanisée que celle de l’immigration ou de la sécurité.
Interrogés à l’automne 2013 sur les problèmes les plus importants dans leur pays dans le cadre de l’Eurobaromètre, les Européens citent dans presque tous les pays le chômage, la situation économique et l’inflation en premier. Cette convergence des priorités, combinée à l’intervention grandissante des institutions européennes dans les politiques macro-économiques, est susceptible de contribuer, à terme, à « européaniser » les campagnes électorales pour les européennes, même si des facteurs nationaux tels que la densité de l’actualité domestique et l’avancement du cycle électoral continueront probablement à moduler l’attention consacrée à l’UE pendant les élections européennes.

Une participation déclinante
En dépit du renforcement des pouvoirs du Parlement européen, de l’utilisation accrue d’Internet, de l’aménagement des modalités de vote et de la campagne de mobilisation menée par les institutions européennes, 2009 s’était inscrite dans la tendance historique au recul de la participation, qui avait chuté à moins de 44%, ce qui corrobore l’idée d’une élection perçue comme secondaire. Certes, le mouvement n’est pas uniforme et il est accéléré par l’adhésion de nouveaux pays à l’électorat moins mobilisé (en 2009, la participation était par exemple inférieure à 20% à Malte et en Slovaquie).*** Mais si on observe l’évolution de la participation dans les pays membres au moins depuis 1986 depuis leur première élection européenne, on constate néanmoins un recul spectaculaire dans les pays méditerranéens (-36% au Portugal, -26% en Grèce et -24% en Espagne), mais aussi en Allemagne (-23%), aux Pays Bas (-21%) et en France (-20%). Au niveau agrégé, ce mouvement n’est pas compensé par le maintien de la participation en Irlande et dans les pays où le vote est obligatoire (Belgique, Luxembourg), ni même par la tendance à la hausse observée au Royaume-Uni (+3,1%), au Danemark (+11,7%) et dans d’autres pays non représentés ici, comme la Suède.

Rappelons tout de même qu’il existe une hausse assez générale de l’abstention à tous les types d’élections. Y-a-t-il une spécificité des élections européennes à cet égard ? Le graphique ci-dessous représente le rapport entre participation aux élections législatives nationales et aux élections européennes dans les pays membres de l’UE depuis au moins 1995. Si le niveau de la participation est, depuis toujours, bien moindre aux élections européennes, l’écart semble relativement stable dans de nombreux cas et le constat d’une participation déclinante doit donc être nuancé : ce recul a bien lieu, mais il concerne également d’autres élections dans les pays membres. Il reste qu’il est plus fort aux européennes qu’aux législatives dans la majorité des pays (Allemagne, Italie, Pays Bas, Grèce, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande). Le niveau de la participation constitue donc un enjeu majeur des élections à venir.

Ces résultats suggèrent que les scores élevés annoncés par les sondages pour les partis protestataires ne s’expliquent pas uniquement par le « second ordre » des élections européennes, lors desquelles les électeurs européens se permettraient de sanctionner les partis au pouvoir dans leur pays. Il est plus probable que plusieurs logiques se superposent et que les partis protestataires parviennent à mobiliser les citoyens substantiellement déçus par les politiques européennes portées par les grands partis de gouvernement. La visibilité relative des questions européennes pendant les campagnes européennes et la convergence des priorités politiques des Européens sur des problèmes à propos desquels l’UE joue un rôle grandissant relativisent en effet le caractère secondaire des élections européennes.

Isabelle Guinaudeau

* Isabelle Guinaudeau & Anna Palau, « The impact of exogenous and endogenous factors on the media coverage of European Integration. A comparative analysis in four countries », communication à la conférence générale de l’ECPR, Bordeaux, 5 septembre 2014. Les quotidiens étudiés sont : Le Monde, Le Figaro, ABC, El Pais, Die Süddeutsche Zeitung, die Welt, The Guardian et The Daily Mail.
** Voir par exemple : Juliet Lodge (ed.) The 2009 Elections to the European Parliament, Palgrave, 2010 ; Michael Maier, Jesper Strömbäck & Lynda Lee Kaid (eds.) Political Communication in European Parliamentary Elections, 2011, Ashgate ; Robert Harmsen & Joachim Schild (eds.) Debating Europe. The 2009 European Parliament Elections and Beyond, 2011, Nomos.

*** Les taux de participation aux élections nationales et européennes proviennent de la base de données ParlGov (disponible sur parlgov.org) 

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