Entre
les premières élections européennes de 1979 et celles de 2014, le
nombre d’élus a presque doublé, celui des électeurs est passé
de 190 millions dans 9 pays à presque 390 millions dans 28 pays, le
paysage médiatique a évolué, et le développement d’Internet a
ouvert des possibilités de communication inédites. L’assemblée
s’est transformée, elle aussi : le traité de Lisbonne a
couronné sa conquête de pouvoirs toujours plus importants,
notamment en faisant de la codécision la procédure législative
« ordinaire » et en conférant au Parlement européen un
rôle accru dans la désignation de la Commission.
Malgré
ces mutations, les élections européennes restent généralement
caractérisées comme des « élections de second ordre »,
selon la dénomination proposée par Karlheinz Reif et Hermann
Schmitt dès 1980. Selon les deux auteurs, l’amplification de
l’abstention et des votes protestataires aux élections européennes
s’expliquaient par la perception d’un enjeu limité par les
partis, les candidats et les médias. Plus de vingt ans plus tard, il
est légitime de se demander dans quelle mesure la montée en
puissance du Parlement européen a changé la donne. Il est encore
trop tôt pour dresser un bilan des élections de 2014 – il faudra
pour cela attendre la fin de la campagne, l’annonce des résultats
et la constitution de la nouvelle Commission. Plus modestement, cette
note examine une dimension de la thèse du « second ordre »
en examinant dans quelle mesure la perception supposée d’un enjeu
limité se traduit par la marginalité des questions européennes
dans les discours politiques et médiatiques des mois précédant
l’élection, ainsi que par une participation faible et déclinante.
Une
Europe invisible pendant la campagne ?
On
estime souvent que la perception d’un enjeu moindre des élections
européennes se traduit par la discrétion de la campagne dans les
discours politiques et médiatiques, et par la prééminence des
préoccupations domestiques par rapport aux questions intrinsèquement
européennes. Pourtant, une analyse de la couverture des questions
européennes dans deux quotidiens allemands, britanniques, français
et espagnols* indique que ces questions sont significativement plus
présentes dans les colonnes de l’ensemble de ces journaux au cours
des trois mois précédant et suivant une élection européenne. Ce
résultat peut être illustré par la part trimestrielle d’articles
abordant ces enjeux, qui ont été identifiés dans la base de
données Lexis-Nexis
et dans l’archive en ligne du journal allemand Die
Süddeutsche Zeitung à
l’aide d’une recherche par mots-clés.
Pour
une meilleure lisibilité, ne sont représentées ici que les
chiffres pour les journaux Le
Monde,
El
Pais,
The
Guardian
et Die
Süddeutsche Zeitung.
Si le niveau et la dynamique d’attention est sensiblement
différente d’un journal à l’autre – en particulier entre Le
Monde et
Die
Süddeutsche Zeitung,
d’une part, et El
Pais et
The
Guardian,
de l’autre – le graphe permet de constater que les élections
européennes de juin 1994, 1999, 2004 et 2009 marquent partout des
temps forts de la couverture des questions européennes. On observe,
certes, des pics d’attention en dehors des campagnes européennes,
notamment lors de la signature et de ratification du traité de
Maastricht en 1991-1993, lors de la crise de la vache folle (qui
s’accompagne d’un regain d’attention considérable dans les
colonnes du Guardian),
de la démission de la Commission Santer début 1999, de chaque étape
de l’adoption de la monnaie unique, de la ratification ratée du
projet de Constitution européenne, puis à chaque épisode de la
récente crise de la dette. Cependant, on peut globalement remarquer
que l’UE fait intrusion sur les agendas médiatiques et politiques
domestiques surtout quand les citoyens sont appelés à voter :
lors des élections européennes et lors des référendums de
ratification des traités communautaires.
Comment
se situe jusqu’à maintenant la campagne 2014 par rapport aux
précédentes ? La comparaison du niveau d’attention au cours
des mois de janvier, février, mars et avril précédent l’élection
suggère qu’en France et en Espagne, la campagne 2014 voit, jusqu’à
maintenant, un niveau historique d’attention à l’actualité
européenne, tandis que le niveau du Guardian
est plutôt inférieur à la moyenne. En France, un sondage récent
(BVA pour I-Télé et Le
Parisien)
estime d’ailleurs que 60% des Français s’intéressent à cette
élection.
La
domestication des thèmes européens
Le
niveau d’attention global aux questions européennes n’est
toutefois qu’un indicateur vague révélant la résurgence d’un
certain nombre de mots-clés liés à la politique européenne
lorsqu’il y a une élection européenne. L’analyse des clips et
affiches de campagne, des programmes électoraux, de la couverture
médiatique des élections et de plusieurs sondages d’experts nous
en apprend plus sur la place de l’Europe dans les campagnes
électorales européennes. Les études disponibles sur la campagne de
2009** montrent que si l’Europe n’a pas été absente du débat,
les enjeux européens ont eu tendance à être « domestiqués »,
appréhendés à l’aune d’un prisme national défini par les
questions les plus sensibles et les clivages politiques
traditionnels. Ainsi, les questions européennes liées à
l’immigration se sont montrées plus saillantes dans les pays
d’Europe de l’Ouest et à Malte, les relations avec la Russie ont
dominé les débats dans les pays baltes, l’élargissement à la
Croatie et à la Turquie a été beaucoup discuté en Slovénie, en
Grèce et à Chypre, tandis que les partis scandinaves ont mis
l’accent sur les politiques sociales. Par ailleurs, les discours
électoraux ont le plus souvent fait l’objet d’un cadrage mixte
national-européen, avec toutefois des variations importantes d’un
enjeu électoral à l’autre : la politisation du changement
climatique ou de l’économie a été par exemple plus européanisée
que celle de l’immigration ou de la sécurité.
Interrogés
à l’automne 2013 sur les problèmes les plus importants dans leur
pays dans le cadre de l’Eurobaromètre, les Européens citent dans
presque tous les pays le chômage, la situation économique et
l’inflation en premier. Cette convergence des priorités, combinée
à l’intervention grandissante des institutions européennes dans
les politiques macro-économiques, est susceptible de contribuer, à
terme, à « européaniser » les campagnes électorales
pour les européennes, même si des facteurs nationaux tels que la
densité de l’actualité domestique et l’avancement du cycle
électoral continueront probablement à moduler l’attention
consacrée à l’UE pendant les élections européennes.
Une
participation déclinante
En
dépit du renforcement des pouvoirs du Parlement européen, de
l’utilisation accrue d’Internet, de l’aménagement des
modalités de vote et de la campagne de mobilisation menée par les
institutions européennes, 2009 s’était inscrite dans la tendance
historique au recul de la participation, qui avait chuté à moins de
44%, ce qui corrobore l’idée d’une élection perçue comme
secondaire. Certes, le mouvement n’est pas uniforme et il est
accéléré par l’adhésion de nouveaux pays à l’électorat
moins mobilisé (en 2009, la participation était par exemple
inférieure à 20% à Malte et en Slovaquie).*** Mais si on observe
l’évolution de la participation dans les pays membres au moins
depuis 1986 depuis leur première élection européenne, on constate
néanmoins un recul spectaculaire dans les pays méditerranéens
(-36% au Portugal, -26% en Grèce et -24% en Espagne), mais aussi en
Allemagne (-23%), aux Pays Bas (-21%) et en France (-20%). Au niveau
agrégé, ce mouvement n’est pas compensé par le maintien de la
participation en Irlande et dans les pays où le vote est obligatoire
(Belgique, Luxembourg), ni même par la tendance à la hausse
observée au Royaume-Uni (+3,1%), au Danemark (+11,7%) et dans
d’autres pays non représentés ici, comme la Suède.
Rappelons
tout de même qu’il existe une hausse assez générale de
l’abstention à tous les types d’élections. Y-a-t-il une
spécificité des élections européennes à cet égard ? Le
graphique ci-dessous représente le rapport entre participation aux
élections législatives nationales et aux élections européennes
dans les pays membres de l’UE depuis au moins 1995. Si le niveau de
la participation est, depuis toujours, bien moindre aux élections
européennes, l’écart semble relativement stable dans de nombreux
cas et le constat d’une participation déclinante doit donc être
nuancé : ce recul a bien lieu, mais il concerne également
d’autres élections dans les pays membres. Il reste qu’il est
plus fort aux européennes qu’aux législatives dans la majorité
des pays (Allemagne, Italie, Pays Bas, Grèce, Espagne, Portugal,
Autriche, Finlande). Le niveau de la participation constitue donc un
enjeu majeur des élections à venir.
Ces
résultats suggèrent que les scores élevés annoncés par les
sondages pour les partis protestataires ne s’expliquent pas
uniquement par le « second ordre » des élections
européennes, lors desquelles les électeurs européens se
permettraient de sanctionner les partis au pouvoir dans leur
pays. Il est plus probable que plusieurs logiques se superposent et
que les partis protestataires parviennent à mobiliser les citoyens
substantiellement déçus par les politiques européennes portées
par les grands partis de gouvernement. La visibilité relative des
questions européennes pendant les campagnes européennes et la
convergence des priorités politiques des Européens sur des
problèmes à propos desquels l’UE joue un rôle grandissant
relativisent en effet le caractère secondaire des élections
européennes.
Isabelle
Guinaudeau
** Voir par exemple : Juliet Lodge (ed.) The 2009 Elections to the European Parliament, Palgrave, 2010 ; Michael Maier, Jesper Strömbäck & Lynda Lee Kaid (eds.) Political Communication in European Parliamentary Elections, 2011, Ashgate ; Robert Harmsen & Joachim Schild (eds.) Debating Europe. The 2009 European Parliament Elections and Beyond, 2011, Nomos.
*** Les taux de participation aux élections nationales et européennes proviennent de la base de données ParlGov (disponible sur parlgov.org)
Print PDF
Le problème de la logique de l'attention "trois mois avant les élections et trois mois après" à travers la presse de qualité, c'est de souligner au contraire que "l'Europe" n'est qu'une préoccupation à courant alternatif, "de temps en temps", un marronnier au sens journalistique qui revient au moment des européennes ou des référendums européens occuper les esprits (des pauvres citoyens), en somme un marronnier comme le "Festival de Cannes" ou le "tournoi de Roland Garros",et non pas une constante de fond, qui serait toujours sous les yeux du grand public (comme justement la politique nationale).
RépondreSupprimerPar ailleurs, faire remarquer que l'abstention aux européennes n'est pas décorrélée des évolutions de l'abstention en général dans un pays donné tendrait plutôt à plaider pour la cause de l'élection de second-ordre, ou tout au moins pour la persistance d'une logique proprement nationale de l'acte d'aller voter ou non aux européennes.
En tout cas, il faut bien animer le débat, et "un jour l'Europe viendra"...
Enfin, je suis très étonné de la divergence entre la couverture anglaise et espagnole d'une part, et française et allemande d'autre part, au moins en niveau. La faible couverture espagnole me parait contre-intuitive.