mercredi 7 mai 2014

Les européennes, toujours un scrutin de « second ordre » ?

Entre les premières élections européennes de 1979 et celles de 2014, le nombre d’élus a presque doublé, celui des électeurs est passé de 190 millions dans 9 pays à presque 390 millions dans 28 pays, le paysage médiatique a évolué, et le développement d’Internet a ouvert des possibilités de communication inédites. L’assemblée s’est transformée, elle aussi : le traité de Lisbonne a couronné sa conquête de pouvoirs toujours plus importants, notamment en faisant de la codécision la procédure législative « ordinaire » et en conférant au Parlement européen un rôle accru dans la désignation de la Commission.
Malgré ces mutations, les élections européennes restent généralement caractérisées comme des « élections de second ordre », selon la dénomination proposée par Karlheinz Reif et Hermann Schmitt dès 1980. Selon les deux auteurs, l’amplification de l’abstention et des votes protestataires aux élections européennes s’expliquaient par la perception d’un enjeu limité par les partis, les candidats et les médias. Plus de vingt ans plus tard, il est légitime de se demander dans quelle mesure la montée en puissance du Parlement européen a changé la donne. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan des élections de 2014 – il faudra pour cela attendre la fin de la campagne, l’annonce des résultats et la constitution de la nouvelle Commission. Plus modestement, cette note examine une dimension de la thèse du « second ordre » en examinant dans quelle mesure la perception supposée d’un enjeu limité se traduit par la marginalité des questions européennes dans les discours politiques et médiatiques des mois précédant l’élection, ainsi que par une participation faible et déclinante.

Une Europe invisible pendant la campagne ?
On estime souvent que la perception d’un enjeu moindre des élections européennes se traduit par la discrétion de la campagne dans les discours politiques et médiatiques, et par la prééminence des préoccupations domestiques par rapport aux questions intrinsèquement européennes. Pourtant, une analyse de la couverture des questions européennes dans deux quotidiens allemands, britanniques, français et espagnols* indique que ces questions sont significativement plus présentes dans les colonnes de l’ensemble de ces journaux au cours des trois mois précédant et suivant une élection européenne. Ce résultat peut être illustré par la part trimestrielle d’articles abordant ces enjeux, qui ont été identifiés dans la base de données Lexis-Nexis et dans l’archive en ligne du journal allemand Die Süddeutsche Zeitung à l’aide d’une recherche par mots-clés.

Pour une meilleure lisibilité, ne sont représentées ici que les chiffres pour les journaux Le Monde, El Pais, The Guardian et Die Süddeutsche Zeitung. Si le niveau et la dynamique d’attention est sensiblement différente d’un journal à l’autre – en particulier entre Le Monde et Die Süddeutsche Zeitung, d’une part, et El Pais et The Guardian, de l’autre – le graphe permet de constater que les élections européennes de juin 1994, 1999, 2004 et 2009 marquent partout des temps forts de la couverture des questions européennes. On observe, certes, des pics d’attention en dehors des campagnes européennes, notamment lors de la signature et de ratification du traité de Maastricht en 1991-1993, lors de la crise de la vache folle (qui s’accompagne d’un regain d’attention considérable dans les colonnes du Guardian), de la démission de la Commission Santer début 1999, de chaque étape de l’adoption de la monnaie unique, de la ratification ratée du projet de Constitution européenne, puis à chaque épisode de la récente crise de la dette. Cependant, on peut globalement remarquer que l’UE fait intrusion sur les agendas médiatiques et politiques domestiques surtout quand les citoyens sont appelés à voter : lors des élections européennes et lors des référendums de ratification des traités communautaires.
Comment se situe jusqu’à maintenant la campagne 2014 par rapport aux précédentes ? La comparaison du niveau d’attention au cours des mois de janvier, février, mars et avril précédent l’élection suggère qu’en France et en Espagne, la campagne 2014 voit, jusqu’à maintenant, un niveau historique d’attention à l’actualité européenne, tandis que le niveau du Guardian est plutôt inférieur à la moyenne. En France, un sondage récent (BVA pour I-Télé et Le Parisien) estime d’ailleurs que 60% des Français s’intéressent à cette élection.

La domestication des thèmes européens
Le niveau d’attention global aux questions européennes n’est toutefois qu’un indicateur vague révélant la résurgence d’un certain nombre de mots-clés liés à la politique européenne lorsqu’il y a une élection européenne. L’analyse des clips et affiches de campagne, des programmes électoraux, de la couverture médiatique des élections et de plusieurs sondages d’experts nous en apprend plus sur la place de l’Europe dans les campagnes électorales européennes. Les études disponibles sur la campagne de 2009** montrent que si l’Europe n’a pas été absente du débat, les enjeux européens ont eu tendance à être « domestiqués », appréhendés à l’aune d’un prisme national défini par les questions les plus sensibles et les clivages politiques traditionnels. Ainsi, les questions européennes liées à l’immigration se sont montrées plus saillantes dans les pays d’Europe de l’Ouest et à Malte, les relations avec la Russie ont dominé les débats dans les pays baltes, l’élargissement à la Croatie et à la Turquie a été beaucoup discuté en Slovénie, en Grèce et à Chypre, tandis que les partis scandinaves ont mis l’accent sur les politiques sociales. Par ailleurs, les discours électoraux ont le plus souvent fait l’objet d’un cadrage mixte national-européen, avec toutefois des variations importantes d’un enjeu électoral à l’autre : la politisation du changement climatique ou de l’économie a été par exemple plus européanisée que celle de l’immigration ou de la sécurité.
Interrogés à l’automne 2013 sur les problèmes les plus importants dans leur pays dans le cadre de l’Eurobaromètre, les Européens citent dans presque tous les pays le chômage, la situation économique et l’inflation en premier. Cette convergence des priorités, combinée à l’intervention grandissante des institutions européennes dans les politiques macro-économiques, est susceptible de contribuer, à terme, à « européaniser » les campagnes électorales pour les européennes, même si des facteurs nationaux tels que la densité de l’actualité domestique et l’avancement du cycle électoral continueront probablement à moduler l’attention consacrée à l’UE pendant les élections européennes.

Une participation déclinante
En dépit du renforcement des pouvoirs du Parlement européen, de l’utilisation accrue d’Internet, de l’aménagement des modalités de vote et de la campagne de mobilisation menée par les institutions européennes, 2009 s’était inscrite dans la tendance historique au recul de la participation, qui avait chuté à moins de 44%, ce qui corrobore l’idée d’une élection perçue comme secondaire. Certes, le mouvement n’est pas uniforme et il est accéléré par l’adhésion de nouveaux pays à l’électorat moins mobilisé (en 2009, la participation était par exemple inférieure à 20% à Malte et en Slovaquie).*** Mais si on observe l’évolution de la participation dans les pays membres au moins depuis 1986 depuis leur première élection européenne, on constate néanmoins un recul spectaculaire dans les pays méditerranéens (-36% au Portugal, -26% en Grèce et -24% en Espagne), mais aussi en Allemagne (-23%), aux Pays Bas (-21%) et en France (-20%). Au niveau agrégé, ce mouvement n’est pas compensé par le maintien de la participation en Irlande et dans les pays où le vote est obligatoire (Belgique, Luxembourg), ni même par la tendance à la hausse observée au Royaume-Uni (+3,1%), au Danemark (+11,7%) et dans d’autres pays non représentés ici, comme la Suède.

Rappelons tout de même qu’il existe une hausse assez générale de l’abstention à tous les types d’élections. Y-a-t-il une spécificité des élections européennes à cet égard ? Le graphique ci-dessous représente le rapport entre participation aux élections législatives nationales et aux élections européennes dans les pays membres de l’UE depuis au moins 1995. Si le niveau de la participation est, depuis toujours, bien moindre aux élections européennes, l’écart semble relativement stable dans de nombreux cas et le constat d’une participation déclinante doit donc être nuancé : ce recul a bien lieu, mais il concerne également d’autres élections dans les pays membres. Il reste qu’il est plus fort aux européennes qu’aux législatives dans la majorité des pays (Allemagne, Italie, Pays Bas, Grèce, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande). Le niveau de la participation constitue donc un enjeu majeur des élections à venir.

Ces résultats suggèrent que les scores élevés annoncés par les sondages pour les partis protestataires ne s’expliquent pas uniquement par le « second ordre » des élections européennes, lors desquelles les électeurs européens se permettraient de sanctionner les partis au pouvoir dans leur pays. Il est plus probable que plusieurs logiques se superposent et que les partis protestataires parviennent à mobiliser les citoyens substantiellement déçus par les politiques européennes portées par les grands partis de gouvernement. La visibilité relative des questions européennes pendant les campagnes européennes et la convergence des priorités politiques des Européens sur des problèmes à propos desquels l’UE joue un rôle grandissant relativisent en effet le caractère secondaire des élections européennes.

Isabelle Guinaudeau

* Isabelle Guinaudeau & Anna Palau, « The impact of exogenous and endogenous factors on the media coverage of European Integration. A comparative analysis in four countries », communication à la conférence générale de l’ECPR, Bordeaux, 5 septembre 2014. Les quotidiens étudiés sont : Le Monde, Le Figaro, ABC, El Pais, Die Süddeutsche Zeitung, die Welt, The Guardian et The Daily Mail.
** Voir par exemple : Juliet Lodge (ed.) The 2009 Elections to the European Parliament, Palgrave, 2010 ; Michael Maier, Jesper Strömbäck & Lynda Lee Kaid (eds.) Political Communication in European Parliamentary Elections, 2011, Ashgate ; Robert Harmsen & Joachim Schild (eds.) Debating Europe. The 2009 European Parliament Elections and Beyond, 2011, Nomos.

*** Les taux de participation aux élections nationales et européennes proviennent de la base de données ParlGov (disponible sur parlgov.org) 

  Print Friendly Version of this pagePrint Get a PDF version of this webpagePDF

1 commentaire:

  1. Le problème de la logique de l'attention "trois mois avant les élections et trois mois après" à travers la presse de qualité, c'est de souligner au contraire que "l'Europe" n'est qu'une préoccupation à courant alternatif, "de temps en temps", un marronnier au sens journalistique qui revient au moment des européennes ou des référendums européens occuper les esprits (des pauvres citoyens), en somme un marronnier comme le "Festival de Cannes" ou le "tournoi de Roland Garros",et non pas une constante de fond, qui serait toujours sous les yeux du grand public (comme justement la politique nationale).
    Par ailleurs, faire remarquer que l'abstention aux européennes n'est pas décorrélée des évolutions de l'abstention en général dans un pays donné tendrait plutôt à plaider pour la cause de l'élection de second-ordre, ou tout au moins pour la persistance d'une logique proprement nationale de l'acte d'aller voter ou non aux européennes.
    En tout cas, il faut bien animer le débat, et "un jour l'Europe viendra"...
    Enfin, je suis très étonné de la divergence entre la couverture anglaise et espagnole d'une part, et française et allemande d'autre part, au moins en niveau. La faible couverture espagnole me parait contre-intuitive.

    RépondreSupprimer