À l’automne 2012, au pied des plus grandes places financières de la
planète, le mouvement social #OCCUPY a dénoncé avec le slogan « We are the
99%! » conjointement le poids excessif de la finance et l’enrichissement
des plus riches. Parfois les mouvements sociaux se trompent de diagnostics.
Parfois ils ont raison. Qu’en est-il ? Financiarisation et montée des
inégalités sont-elles liées et, si oui, dans quel sens ?
La question a déjà été partiellement explorée dans un nombre limité
de pays par des travaux menant une décomposition sectorielle fine des strates
les plus élevées de rémunération. Les rémunérations élevées dans la finance
contribuent de manière substantielle à l’accroissement des inégalités,
expliquant ainsi entre un sixième et un tiers de leur hausse aux États-Unis, la
moitié en France et les deux tiers au Royaume-Uni. Peut-on aller plus loin et
envisager ce lien à un niveau plus global ? Il est possible de répondre de
manière plus extensive, mais moins fine, en mettant en relation des indicateurs
nationaux d’inégalité et des données macroéconomiques sur l’activité
financière.
La montée des inégalités est un phénomène complexe, pour lequel idéalement
différents indicateurs d’inégalités de revenu doivent être utilisés pour appréhender
les écarts de revenu à plusieurs niveaux de la distribution : à la fois en
bas, au milieu, et, surtout tout en haut. Cependant pour répondre aux
contraintes d’une courte note didactique, nous nous concentrerons sur la part
des revenus monopolisés par les élites[1].
L’augmentation des inégalités sur l’ensemble considéré est générale et patente
depuis 1980 et d’autant plus forte que l’on regarde vers le haut de la
distribution : de 1980 à 2007, la part du top 1% est multipliée par 1,6
passant de 6,5% à 10,2% de la masse des revenus (Figure 1) et celle du top
0,01% par 2,7 passant de 0,5% à 1,4%.
La financiarisation, quant à elle, peut être approchée assez
simplement par la part de l’activité économique (à savoir le PIB) réalisée dans
le secteur financier (qui réunit à la fois la finance et l’assurance) dans les
comptes économiques nationaux sectoriels réunis et standardisés par l’OCDE. D’une
part les transformations financières les plus emblématiques de la
financiarisation (comme l’irruption des
marchés financiers) ont eu lieu précisément dans ce secteur. D’autre part, la
plupart des transformations financières ayant lieu hors du secteur des
entreprises financières (comme la montée de l’endettement) se traduisent aussi
par des opérations financières que l’on retrouve au moins en partie dans la
valeur ajoutée du secteur financier. Entre 1980 et 2007, la part du secteur
financier dans le PIB est multipliée par 1,4 passant de 4,7% du PIB à 6,6% du
PIB des 18 pays de l’OCDE étudiés[2]
(Figure 2).
À superposer les courbes de concentration des revenus au sein du
secteur financier (figure 2) et celles concernant la concentration des
richesses au plus haut niveau (figure 1), on remarque déjà une certaine
congruence. Les évolutions vont dans la même direction, à la fois pour
l’ensemble et les pays pris isolément. Les pays les plus financiarisés, tant en
niveau qu’en vitesse d’accroissement, comme les États-Unis et le Royaume-Uni
sont ainsi les pays les plus inégaux et où les inégalités se sont accrues le
plus vite. Mais, l’œil n’évalue pas toujours bien sur des graphiques
l’intensité des corrélations et moins encore les relations de causalité. Pour
mesurer plus précisément l’effet d’une hausse du poids du secteur financier sur
le niveau des inégalités l’année suivante, nous utilisons alors des régressions
pour données de panel, avec des « effets fixes » pays et années pour
tenir compte des spécificités de chaque pays et des effets de conjoncture
communs à l’ensemble des pays (tableau 1).
Nous contrôlons en outre l’effet de la financiarisation par trois
variables disponibles sur cet échantillon et susceptibles d’affecter aussi les
inégalités : la variation du revenu
par tête, celle du taux de
syndicalisation et celle du taux de pénétration
des importations. Comme dans les précédents travaux, nous trouvons que la
syndicalisation a un effet réducteur des inégalités en limitant plus
particulièrement la concentration des revenus au sein du décile supérieur et
l’écart de son seuil avec la médiane. L’ouverture aux importations, qui cherche
à approcher les effets de la globalisation et de la concurrence extérieure, n’a
des effets inégalitaires que pour le bas de la distribution. Au contraire sur
le haut de la distribution, les effets sont plus contradictoires et vont plutôt
dans le sens d’une réduction des inégalités. Enfin le PIB par tête capture
l’effet de la croissance moderne, dont on discute du caractère désormais plus
inégalitaire. Cet effet se rencontre notamment au niveau des fractiles médians,
en particulier au sein de la moitié inférieure, mais en revanche ne joue pas
sur la concentration des revenus au plus haut niveau de la distribution.
Tableau 1. Impact de
la part du secteur financier dans le PIB sur les inégalités de revenu
Part du
top 10% |
Part du
top 1% |
Part du
top 0.1% |
Part du
top 0.01% |
||
PIB par tête (t-1)
|
-0,21*
|
0,04
|
-0,02
|
0,02
|
|
Taux de
syndicalisation (t-1)
|
-0,36***
|
-0,23***
|
-0,1**
|
-0,14***
|
|
Taux d’importation (t-1)
|
-0,11**
|
-0,13**
|
-0,15**
|
0,17*
|
|
Finance & assurance/PIB (t-1)
|
0,12***
|
0,23***
|
0,28***
|
0,41***
|
|
R2 aj. “within”
|
0,174
|
0,147
|
0,127
|
0,229
|
|
Nb. obs./ pays / années
|
604/18/42
|
623/18/42
|
538/17/42
|
368/14/42
|
Lecture : Modèles MCO
avec effets fixes pays et années et des erreurs-types corrigées pour données de
panel. ***p < 0.001, **p < 0.01, *p < 0.05, ·p < 0.1.
Nous présentons ici les paramètres standardisés « démoyennisés » par
pays pour comparer les effets des différentes variables en termes
d’écarts-types intra-pays : un écart-type intra-pays de part de finance
dans le PIB en plus augmente la part du 1% de 23% d’écart-type.
Le tableau 1 indique enfin l’effet des variations du poids du
secteur financier sur les variations des indicateurs d’inégalité. La financiarisation
affecte d’autant plus les écarts de revenu qu’on les mesure en haut de
l’échelle. Un écart-type de finance augmente de 0.12 écart-type la part du top
10%, de 0.23 la part du top 1%, de 0.28 du top 0.1% et de 0.41 la part du top
0.01%. Pour le redire autrement, si l’on croît notre régression et si l’on se
concentre sur la séquence 1980-2007 d’approfondissement des inégalités, un
cinquième de l’accroissement de la part dévolue au top 1%, un quart pour le top
0.1% et 40% pour le top 0.01% résultent de la financiarisation.
Dans les pays développés, la finance a donc contribué avec force au
cours des trente dernières années à l’accroissement des inégalités, et plus
particulièrement à la concentration des revenus au sein d’une tout petite
élite. Si l’accroissement des inégalités est désormais vu comme une menace sur
la cohésion sociale et le vivre-ensemble démocratique, alors il faut prendre
toute la mesure de ses causes structurelles les plus flagrantes. La régulation
de la finance est certes à l’ordre du jour. Mais ses promoteurs prennent pour
cible un autre aspect de la finance, la finance qui entre en crise et qui
entraîne les sociétés dans la crise économique. Ils oublient la dimension
inégalitaire de la finance, particulièrement prononcée lorsque la finance va bien
et seulement provisoirement entamée lorsqu’elle va mal. Cette dimension
inégalitaire peut sembler moins inquiétante que la répétition dramatique des
krachs. Elle n’en est pas moins susceptible de nourrir aussi à plus long terme une
crise sociale et politique.
[1]
Nous utilisons la part des revenus monopolisés par les élites, à différent
niveaux de sélectivité, du large top 10% au très sélect top 0.01%, ensembles d’indicateurs calculés à
partir de données fiscales et réunis dans la très précieuse World Top Income Database
par Thomas Piketty, Tony Atkinson et leurs collaborateurs.
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