vendredi 7 février 2014

Dieudonné et Grillo. Défiance des citoyens et succès politique des comiques



En février 2013, pour sa première apparition aux élections nationales italienne, le mouvement fondé par le comique Beppe Grillo devient le parti le plus voté d’Italie, avec 25,5% des voix. Quelques jours après, sur le site internet du CRIF, un article le décrivait comme le « Dieudonné italien » et l’accusait d’anti-sémitisme. A vrai dire, personne en Italie n’a pris au sérieux cette accusation à l’encontre de Grillo et, sur ce point, l’article a raté sa comparaison. Dommage, parce que Grillo et Dieudonné ont un parcours étonnamment similaire, qu’il vaut la peine de retracer.

1. Les deux sont des comiques, devenus porteurs de messages politiques.
2. Les deux ont étés boudés par la télévision, suite à des sketchs qui ont particulièrement suscité la polémique. Grillo en 1987, pour ses propos contre le chef du gouvernement italien, Dieudonné en 2003, pour ses propos contre Israël.
3. Les deux ont radicalisé leur position, suite à ces événements, et leur public les a suivis et soutenus. Leurs spectacles restaient très populaires. 
4. Les deux ont commencé à utiliser les médias sociaux, avec un succès phénoménal. En particulier, si vous cherchez « François Hollande » ou « Manuel Valls » sur Youtube, vous trouverez que les vidéos les plus vues sont celles où Dieudonné parle d’eux. Le même phénomène arrive depuis quelques années en Italie : Youtube était devenue, en quelque sorte, la télévision de Grillo et de ses sympathisants. 
5. Les deux sont devenus porteurs de messages d’associations, organisations ou événements peu médiatisés jusque-là. Ils deviennent, par là même, beaucoup mieux informés sur des faits mal connus, et transmettent l’idée qu’ils informent le public autrement – et mieux. En outre, leur hostilité au « politiquement correct » – dont les deux ont été victimes – les porte à s’associer à des individus ou des mouvements qui, comme eux, ont mauvaise réputation.
6. Les deux ont rencontré un rejet quasi unanime des pouvoirs politiques, et sont souvent comparés à des personnages tels que Hitler ou Mussolini.
7. Les deux, pour finir, rejettent à leur tour le « système ». Ils s’en prennent d’abord aux médias puis, progressivement, aux hommes politiques. Avec des symboles qui deviennent très populaires (le V-day de Grillo et la quenelle de Dieudonné) qui véhiculent l’idée de les envoyer tous, pour le dire joliment, sur les roses.

Alors, s’agit-il d’une coïncidence ? Ou, au contraire, doit-on voir là une logique propre à notre époque ?

Quelques éléments peuvent suggérer qu’il s’agisse de la deuxième option. Leur statut de comique, tout d’abord, permet de comprendre pourquoi ces individus avaient « leur » public, indépendamment de leurs passages à la télévision. D’autres personnages ont été boudés par les médias pour leurs opinions – journalistes, intellectuels, acteurs ou animateurs – mais ils manquaient de public pour continuer à rester suffisamment visibles. Les comiques, eux, survivent au choc.
Deuxièmement, le développement des médias sociaux, comme l’ont souligné de nombreuses études, notamment sur le printemps arabe, sont un outil fondamental de coordination. Les moins de 30 ans, sont davantage exposés à Youtube qu’à la télévision et c’est via Internet que la plupart des événements sont diffusés parmi les jeunes.
Pour parvenir à un tel niveau de popularité, néanmoins, il faut que nos comiques aient pu conquérir d’autres personnes, qui n’étaient pas initialement dans leur public. Deux autres mécanismes permettent de comprendre l’élargissement de l’audience des deux humoristes.
D’abord, du fait de leur visibilité croissante, ils sont systématiquement contactés par des associations ou organisations qui souhaitent avoir des opportunités de diffuser leurs messages, en cas de compatibilité avec les opinions de ces personnes. Les membres de ces associations, en retour, soutiennent leur homme.
Mais fondamentalement, il faut que leur message ou leur protestation soit ressentie comme juste par une partie de la population. Le terrain favorable est là, aussi bien en France, qu’en Italie, que dans de nombreux autres pays. La confiance générale dans les médias est en forte baisse depuis 30 ans. En ce qui concerne les partis politiques et les hommes et femmes politiques, la baisse de confiance est impressionnante.
L’une des raisons, est que la concurrence entre partis politiques – censée refléter la concurrence des opinions au sein de la population – se transforme, progressivement, en une sorte de coopération. Il s’agit de ce que Peter Mair appelait le « parti cartel » : la tendance des 30 dernières années à une stabilisation du système démocratique à travers la coopération des principaux pouvoirs.
La force d’un système démocratique consiste traditionnellement à inclure les mouvements de masse. Lorsqu’un mouvement large se forme, on trouve toujours un parti et une presse pour les représenter. Ce mécanisme d’inclusion des voix dissonantes est, en principe, basé sur la compétition des partis politiques (et, plus généralement, sur l’équilibre des pouvoirs). En visant le plus grand soutien électoral possible, les partis sont censés inclure les revendications de masse venues de la société civile.
Aujourd’hui, nos systèmes démocratiques tendent à exclure ces voix dissonantes. La récente initiative du ministre de l’intérieur visant à interdire les spectacles de Dieudonné – initiative saluée par la quasi totalité des forces politiques – vise non pas à « représenter » des électeurs potentiels, mais à les « éduquer ». Et ceci, sans craindre les répercussions électorales, car les autres principaux partis n’ont pas contesté l’initiative.
Cela a pour conséquence que Dieudonné, à l’instar de Grillo, voit sa popularité exploser, du fait même de leur condamnation par l’ensemble des pouvoirs forts. Ils deviennent alors véritablement seuls, contre le « système ». Ils deviennent aussi un parti et un média à eux seuls, parce qu’il représentent toutes les personnes qui se sentent victimes de cette démocratie oligarchique. 

Raul Magni-Berton
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2 commentaires:

  1. Cher collègue et nouveau blogueur, je suis un peu gêné par cette démonstration qui apparaîtra facilement comme une assimilation entre Grillo et Dieudonné, alors que, sur le fond, au delà du rejet de la classe politique au pouvoir, leurs idées politiques sont pour le moins différentes. Ainsi, selon les sondages, Beppe Grillo dans sa dénonciation de la "caste politique" se trouve bien plus proche de l'opinion publique moyenne en Italie que Dieudonné en France avec ses allusions antisémites, qui ne réjouissent tout de même qu'une minorité. De fait, Dieudonné est beaucoup plus radicalement opposé à la vision ordinaire du monde des Français que Grillo des Italiens. Le comique gênois radicalise plutôt la vision de l'italien énervé moyen (qui par exemple peste, comme il se doit, contre les impôts,l'administration, la justice ).

    Par ailleurs, il reste un petit mystère dans ta proposition : en effet, en Italie, il n'y avait plus de parti anti-système depuis que les alliances de droite autour de Berlusconi et de gauche contre le même Berlusconi avaient rameutés tous les partis possibles un peu importants aux extrêmes -droite et aux extrêmes -gauche et avaient fait participer ainsi tout le monde aux majorités et gouvernements italiens successifs depuis 1994. Bref, en Italie, il y a une visibilité du "cartel" partisan très forte. Tout le monde a été coalisé, et les élites politiques subalternes circulent d'un parti à l'autre sans grandes difficultés. En France, il existe tout de mêmes des partis exclus du jeu, essentiellement le Front national à droite et les trotskystes à gauche. Tous les énervés pourraient se rallier à l'un de ses deux pôles, or nous avons le cas Dieudonné. Ce dernier est en train d'inventer une extrême-droite largement inédite (même si la défense de la cause palestinienne avait quelques soutiens dans l'extrême-droite européenne dès les années 1960 à ma connaissance), pourquoi a-t-on besoin si j'ose dire d'une seconde extrême-droite? Est-ce l'effet paradoxal de la "dé-diabolisation" du FN? Comme Marine Le Pen ne se risque pas à faire des jeux de mots douteux comme son père, l'espace est du coup libre pour quelqu'un d'autre, et un comique est le mieux placé pour le faire. Il y a aussi sans doute la différence de cible sociale entre le FN et Dieudonné.

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    1. Quel plaisir voir ici l’un de nos plus coriaces concurrents sur ce blog ! Deux courtes réponses :
      1. Est-il étonnant que dans un pays avec l’un des indices de corruption plus élevé d’Europe de l’ouest – l’Italie - les tensions politiques sont centrés sur la corruption ? Et que dans un pays avec l’un des pays avec une forte diversité ethno-religieuse – la France – les tensions portent sur les tensions ethno-religieuses ? Les tensions naissent là où il y en a, mais l’objet de mon post concernait avant tout la façon dont le système politique réagit à cette tension.
      2. Ton deuxième point est très juste : en France il y a déjà des partis anti-système. C’est pourquoi, il est difficile de savoir si un troisième parti verra le jour (même s’il y a un créneau à prendre dans le « ni droite, ni gauche », celui de Grillo en Italie). Pour le moment, en tout cas, les partis anti-système français semblent destinés à faire un carton aux prochaines élections européennes.

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