mardi 31 mars 2015

Le vote obligatoire : pourquoi simplement ne plus y penser ?!

Pourquoi le vote obligatoire ?

Le débat sur l’instauration d’un vote obligatoire revient régulièrement sur le devant de la scène politico-institutionnelle, comme lors de ces dernières semaines. Comme justification à cette proposition, on retrouve en fait deux idées clé. La première, c’est que l’abstention n’est pas bonne pour la démocratie. D’une part parce qu’elle créée de facto des inégalités entre groupes sociaux dans une forme de cens caché (Gaxie, 1978), puisque l’abstention reste principalement le choix des populations les moins riches et les moins éduquées. Ces inégalités de participation risquent de se transformer en inégalités en termes de représentation, les intérêts des abstentionnistes étant moins bien pris en compte par le système. D’autre part, l’abstention est mauvaise pour la démocratie parce qu’elle mine la légitimité des élus, des décisions publiques qu’ils prennent, et, encore plus généralement, des institutions. La seconde justification derrière l’instauration d’un vote obligatoire, c’est l’idée que la fluctuation des résultats électoraux s’explique d’abord et avant tout par un « abstentionnisme » différentiel entre les électorats. Beaucoup débattue au moment des élections européennes, cette explication était avancée comme la clé de la défaite socialiste, parce que son électorat ne se serait pas mobilisé en raison de son mécontentement, et du succès du Front National qui aurait eu un électorat particulièrement mobilisé même si la raison de cette mobilisation n’est pas particulièrement claire.

Pourquoi le vote obligatoire ne résout pas ces difficultés ?

Notre argument, ici, est que le vote obligatoire ne résoudra ni l’un ni l’autre de ces problèmes. Du point de vue de la démocratie, instaurer le vote obligatoire revient un peu à casser le thermomètre plutôt qu’à vouloir résoudre le problème. De manière évidente, d’abord, l’obligation peut conduire à une hausse du nombre de bulletins blancs, ceux-ci étant d’ailleurs maintenant comptés à part en France. Il n’est pas certain qu’une baisse de la participation au profit d’une hausse des bulletins blancs soit exactement l’effet recherché. Or, il existe bien une corrélation négative significative entre niveau de participation et nombre de bulletins blancs. Mais de manière encore plus préoccupante, ensuite, l’abstention peut être vue comme un canal d’expression du mécontentement par rapport au fonctionnement du système politique lui-même. L’interdire rendrait alors plus probable le soutien à des candidats faisant de la contestation du fonctionnement du système politique le cœur de leur positionnement électoral. Du point de vue de la légitimité, l’abstention a donc cet intérêt d’être un moyen de signal clair sans conséquence directe pour le système.
Deuxièmement, le vote obligatoire n’est pas non plus forcément bon pour la représentation. La suppression des différentiels d’abstention entre groupes sociaux par l’obligation ne conduit pas forcément à leur meilleure représentation. En effet, le vote obligatoire peut s’accompagner de comportements électoraux incohérents et erratiques de la part des citoyens dans la mesure où l’obligation de vote n’augmente pas mécaniquement l’information et l’intérêt pour l’élection (Selb et Lachat, 2009). Si on force les personnes à exprimer un choix, on ne fait que diminuer le bénéfice de voter, on n’augmente pas le bénéfice associé aux propositions des différents partis et candidats. Ils peuvent alors voter de manière aléatoire ou surtout protestataire. En résulte une plus grande dispersion des suffrages sans pour autant que la volonté générale ne se soit exprimée plus clairement sur la direction qui devait être prises pour les décisions publiques.
De ceci découle aussi le fait que le vote obligatoire ne résoudra pas le problème des défaites électorales pour les partis de gouvernement lors des élections intermédiaires. Prenons pour cas les élections européennes de 2014, où près de 59% des inscrits ne sont pas exprimés si on cumule abstentionnistes et votes blancs et nuls. Pour effectuer la simulation d’un vote obligatoire effectif lors de ce scrutin, nous disposons d’un sondage réalisé juste après l’élection, auprès d’un échantillon de 4 000 personnes représentatives de la population française (Sauger et al. 2015). Nous avons demandé aux enquêtés pour qui ils avaient voté, s’ils l’avaient fait, ou pour qui ils auraient voté s’il ne s’était pas abstenu. Premier résultat, le nombre de bulletins blancs aurait plus que doublé. D’environ 3% parmi ceux qui ont participé à l’élection, l’intention de voter blanc est de plus de 10% parmi les abstentionnistes. Pour la répartition en voix entre partis, les résultats sont présentés dans le tableau suivant.

Tableau : simulation de l’effet du vote obligatoire sur les résultats de l’élection européenne de 2014 en France


Votes exprimés Vote potentiel des abstentionnistes Résultat possible en cas de vote obligatoire
Gauche radicale et Front de gauche
8,2%
12,0%
10,5%
Parti socialiste
14,0%
12,4%
13,0%
Divers gauche
3,2%
2,5%
2,7%
Ecologistes
11,0%
14,2%
12,9%
UMP
20,8%
17,1%
18,6%
MoDem, UDI et divers droites
15,9%
11,4%
13,3%
Front National
24,9%
28,6%
27,1%
Autres
2,0%
1,8%
1,9%
Source : Sauger et al. 2015. Les données sont pondérées pour redressement sociodémographique et politique.

Les résultats de ce tableau sont très explicites. D’une part, les différences entre votants et abstentionnistes et votants sont limitées, mais significatives, conduisant à prédire un écart systématiquement inférieur à 2,5 points des résultats des partis. D’autre part, les abstentionnistes apporteraient plus leur soutien à la gauche radicale, aux écologistes et, surtout, au Front National. On voit clairement ici qu’expliquer les résultats d’élections comme les Européennes que par un différentiel de participation à l’intérieur de l’électorat est loin de décrire effectivement la situation réelle. Et l’instauration d’un vote obligatoire profiterait principalement aux formations politiques les plus critiques du système politique.

Pourquoi le vote obligatoire est compliqué à mettre en œuvre ?

On pourrait en plus ajouter que, loin de résoudre les problèmes auxquels il s’adresse, la mise en œuvre du vote obligatoire poserait nombre de problème dans son application pratique. Par exemple, l’article L9 du Code électoral prévoit d’ores et déjà que l’inscription sur les listes électorales est « obligatoire ». Pour autant, cette obligation n’est assortie ni de vérification systématique ni de sanction. La seule sanction réelle étant de ne pas pouvoir voter. En 2012, l’INSEE évaluait à 93% la proportion des inscrits sur ceux qui pouvaient l’être1. Sans inscription obligatoire, le vote obligatoire semble un pis-aller, dans la mesure où il conduit à augmenter le nombre de non-inscrits. Rendre effective l’inscription obligatoire, soit par un système d’inscription automatique, comme c’est déjà le cas pour les jeunes majeurs soit par la mise en place d’amendes pose en revanche des difficultés techniques importantes et implique un coût significatif qui ne serait probablement pas compensé par le recouvrement des amendes. La difficulté technique tient essentiellement à la mise à jour nécessaire du Fichier général des électeurs tenu par l’INSEE. Or ces mises à jour, même sur une base annuelle, sont extrêmement compliquées dans la mesure il n’existe pas en France d’enregistrement de fait obligatoire de la population générale. Le recensement général de la population, seule base existante équivalente, est incapable de fournir ces informations pour chacun des résidents français.

Une alternative simple

Notre conclusion n’est pas qu’il n’existe aucun dispositif institutionnel contre l’abstention. Au contraire, pour nous, il existe une alternative simple au vote obligatoire, certes moins efficace dans l’effet attendu sur le niveau de participation, mais beaucoup plus positif dans sa dynamique générale. L’une des principales sources d’abstention est l’étalement du calendrier électoral. Pour les élections locales, il nous paraît incompréhensible que les échéances départementales et régionales aient été déconnectées, avec six mois d’écart puisque le scrutin régional est prévu pour décembre 2015. Leur synchronisation aurait eu un effet extrêmement positif sur la participation, avec un surcroît de près 12 points de pourcentage si l’on se reporte aux consultations préécdentes (Fauvelle-Aymar et François, 2015). Avec 11 tours de scrutin potentiels sur un cycle électoral complet, la France est l’un des pays où le vote est le plus émietté. Synchronisons durée des mandats et élections en deux ou trois échéances majeures, et il y a fort à parier qu’une partie substantielle du problème de l’abstention sera résolue.

Abel François et Nicolas Sauger


Références
FAUVELLE-AYMAR, C. et FRANÇOIS, A., 2015, « Mobilization, Cost of Voting and Turnout: A Natural Randomized Experiment with Double Elections », Public Choice, 162: 183-199, 2015
GAXIE, D., 1978, Le cens caché, Paris, Seuil.
SAUGER Nicolas, DEHOUSSE, Renaud, GOUGOU, Florent, 2015 (à paraître), Comparative Electoral Dynamics in the EU in 2014, Cahiers Européens, sous presse.
SELB P., LACHAT R., 2009, « The More, the Better? Counterfactual Evidence on the Effect of Compulsory Voting on the Consistency of Party Choice », European Journal of Political Research, vol. 48, no 5, p. 573-597.


1 Hors cas spécifiques des citoyens d’autres pays de l’Union européenne, dont l’inscription est estimée à environ 20%.

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