jeudi 12 novembre 2015

Les intellectuels de gauche, c’est comme le sucre dans le lait chaud, ils sont partout mais on ne les voit pas (plus)!

Le débat sur les « intellectuels réactionnaires » a resurgi récemment dans la presse. Par exemple, dans une tribune dans Libération, intitulée « Intellectuels de gauche : ‘Mais où sont-ils ?’», Sandra Laugier part du principe qu’effectivement, les intellectuels ne sont plus de gauche. Du moins ceux qu’on voit dans les medias.
Nos travaux permettent de contredire cette idée d’un passage à droite de l’intelligentsia à partir d’une enquête menée en 2011 auprès des enseignants-chercheurs et chercheurs en poste en France. Cette enquête en ligne, nous a permis de récolter des informations sur les opinions et attitudes concernant plusieurs dimensions pour environ 2000 enseignants, chercheurs des universités et établissements d’enseignement supérieur ou de recherche. Les résultats, portant sur la science, la religion, la politique ou l’économie, viennent de paraître aux éditions PUG sous le titre« Que pensent les penseurs » ?.

Les faits
Nous nous contenterons ici de présenter quelques résultats concernant les attitudes politiques des universitaires, et avançons que les intellectuels de gauche – du moins dans l’enseignement supérieur et la recherche – sont bien massivement présents.

Gauche. Sur la canonique échelle d’auto-positionnement sur l'axe gauche-droite (qui va de 1 = extrême gauche à 10 = extrême droite), les universitaires se positionnent à 3,8 en moyenne, alors que les Français en général, selon les enquêtes, se positionnent autour de 5 (entre 4,9 et 5,1). De plus, toutes les disciplines universitaires se positionnent plutôt à gauche, avec des moyennes qui vont de 2,8 (sciences du langage et sociologie) à 4,4 (chimie, droit et littérature). Autrement dit, même dans les disciplines les plus à droite, la gauche est plus présente que chez les ouvriers (4,7), les chômeurs (4,9) ou les fonctionnaires (4,6) en général.


Nationalisations. Sur une échelle où 1 signifie qu’il faudrait développer la propriété privée des entreprises et des industries et 10 qu’il faut nationaliser les entreprises et les industries, les universitaires sont, en moyenne, plutôt favorables aux nationalisations (5,9), alors que leurs compatriotes non universitaires se situent à 4,9. Seuls les économistes semblent apprécier d'avantage les privatisations, mais ils restent tout de même légèrement plus hostiles aux privatisations que la population dans son ensemble.
Révolution. 23% des universitaires pensent qu’il faut changer radicalement toute l’organisation de notre société par une action révolutionnaire, alors qu’ils sont 16% dans la population française. Si on compare avec le pourcentage des personnes les plus désavantagées, ce pourcentage s’élève à 19% chez les ouvriers, 16% chez les précaires, 16% chez les immigres. Seuls ceux qui ont expérimenté plus de 3 ans de chômage affichent des scores comparables à ceux des universitaires (24%). À noter, à l’inverse, que si 14% des français pensent qu’il faut défendre notre société contre tous les changements, ils ne sont que 1% chez les universitaires.

Injustice. Lorsqu’on demande « Pourquoi y a-t-il en France des gens qui vivent dans le besoin ? », 77% des universitaires (contre 44% des Français en général) pensent que c’est parce qu’il y a beaucoup d’injustice dans notre société, plutôt que par manque de chance ou mauvaise volonté. Ici encore, aucune autre catégorie sociale ne se concentre autant autour de cette réponse.

Rejet de la responsabilité individuelle. Dans la population générale, 49% des gens adhèrent à l’idée libérale selon laquelle les individus, et non l’Etat, devraient avoir davantage la responsabilité de subvenir à leurs besoins. Ce pourcentage descend à 12% chez les universitaires.

Les explications

Ces faits étant établis, on peut par la suite se demander pourquoi les universitaires affichent une sensibilité aussi marquée à gauche. Quatre grandes explications ont été proposées.
Premièrement, les universitaires pourraient être issus de familles de gauche. On considère, par exemple, que les familles de gauche valorisent plus la culture que l’argent, ce qui pousse leurs enfants à embrasser des professions valorisées plutôt en termes de capital culturel. Nous avons alors tout simplement demandé aux interviewés de placer sur l’échelle gauche-droite leurs parents. Il s’avère que la moyenne de placement des parents des enquêtés (5,1 les pères et 5,3 les mères) est très proche de celle de la population française générale, et même, en moyenne, plus à droite que la population au début des années 80. Aucun indice, par conséquent, ne confirme un biais de sélection chez les personnels universitaires.
Une deuxième théorie avance que, par rapport à leur niveau de diplôme, les universitaires sont faiblement rémunérées. Pour cette raison, ils s’identifient aux classes plutôt désavantagées. Cette idée est également peu congruente avec ce que l’on observe. D’une part, le positionnement sur l’axe gauche-droite des personnes très diplômées mais faiblement rémunérées est bien moins marqué que ceux des universitaires (entre 4,5 et 4,8). D’autre part, les universitaires plus riches ne sont pas moins à gauche que les universitaires les plus pauvres. C’est même plutôt le contraire : ceux qui ont les revenus les plus élevés ou les statuts les meilleurs sont légèrement plus à gauche que les autres enquêtés.
Une troisième théorie soutient que c’est la pratique de la science qui rend les universitaires de gauche. Les indices en faveurs de cette idée sont également faibles : les chercheurs ne sont pas plus à gauche que les enseignants-chercheurs qui, à leur tour, ne sont pas plus à gauche que ceux qui ne font que de l’enseignement. Ceux qui appartiennent à des disciplines où la méthode scientifique est moins présente (Lettres, langues ou droit) sont, il est vrai, un peu moins de gauche, mais les plus scientifiques (physiciens, chimistes, astronomes) sont également un peu moins de gauche que la moyenne. Enfin, ceux qui croient à la science comme unique source de connaissance ne sont pas plus à gauche que ceux qui n’y croient pas.
Enfin, une dernière théorie soutient que la réussite au sein de l’appareil étatique (scolarité brillante et haute fonction publique) tend à orienter les individus vers la gauche. Lorsqu’on analyse, dans la population générale, les effets du niveau de diplôme et du statut de fonctionnaire sur le positionnement politique, on prédit un auto-positionnement sur l’échelle gauche-droite de 3,91, soit très proche du score moyen affiché par les universitaires. En outre, les universitaires affichent des opinions très fortement favorables à un État fort, alors qu’ils sont relativement moins sensibles aux thèses égalitaristes ou libertaires. Par exemple, 58% d’entre eux souhaitent que les entreprises recrutent leurs cadres sur concours et 74% souhaitent que ce soient les autorités locales qui se chargent de distribuer les biens qui deviennent rares.

Au final, on peut rendre justice aux faits : les intellectuels – au moins à l’université – se situent bien toujours massivement à gauche. Mais cela n’est pas le plus surprenant, puisque cela est vrai hier comme aujourd’hui et en France comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Si glissement à droite il y a, il concernerait plutôt les intellectuels les plus médiatiques ou définis comme intellectuels par la presse écrite. Mais le plus intéressant, à notre avis, c’est de se demander pourquoi c’est le cas?