vendredi 21 novembre 2014

Antisémitisme en France. Ou comment lire de travers les résultats d’une enquête



Une enquête sur l’antisémitisme dans l’opinion publique française a été récemment présentée dans les colonnes du Monde par la journaliste Cécile Chambraud. L’article, intitulé Dans la société française « les opinions antisémites atteignent une haute intensité », est un excellent exemple d’incompétence journalistique. Il s’agit d’un texte qui souligne la montée de l’antisémitisme en France, sur la base de chiffres qui disent le contraire. Une relecture des résultats de l’enquête est donc utile.

Tout commence déjà dans le titre, qui extrait une citation du rapport de la Fondapol qui est à l’origine de cette enquête. La citation complète – qu’on retrouve dans l’article – est : « les opinions antisémites atteignent une haute intensité dans des univers relativement limités ». Autrement dit, l’antisémitisme reste faible dans la majeure partie de la population. Donc exactement le contraire de ce que prétend le titre. Et encore, même la Fondapol exagère un peu : l’enquête suggère en fait qu’environ 6% de la population française donne des réponses antisémites, l’antisémitisme semblant par ailleurs rester pratiquement absent.

Quelle est l’ampleur de l’antisémitisme en France ? Voici quelques exemples que le lecteur pourra trouver dans le rapport.

D’une manière générale, quand on vous apprend qu’une personne que vous connaissez est juive, quelle réaction avez-vous ?
J’aime bien :                                       3%
Je n’aime pas :                                    3%
Ca ne me fait rien de particulier :      91%
Ne se prononcent pas :                       3%

Ici, même si on suppose que ceux qui ne se prononcent pas cachent en fait des opinions hostiles aux juifs, la proportion d’antisémites mesurée par cet indicateur n’excède pas 6%.

En outre, si on observe l’évolution dans le temps des pourcentages de français qui ne souhaitent pas avoir un président de la République juif (en bleu), un patron juif (en rouge) ou un médecin juif (en noir), les résultats vont dans le sens d’une baisse.


 On observe certes une légère remontée depuis 2005 – statistiquement peu significative – mais, dans l’ensemble, l’antisémitisme est à peu près stable depuis la fin des années 1970. Ces questions indiquent une proportion de Français antisémites nettement plus élevée que l’item précédent, mais elles n’indiquent en rien une recrudescence  de l’antisémitisme.





Source : Fondation pour l’innovation politique, avec l’ifop (2014). 


Enfin, une petite comparaison géographique révèle que le pourcentage de Français ne souhaitant pas avoir un Juif comme voisin, environ 6%, est équivalente à celle que l’on trouvait en 2006 aux États Unis (5%) et largement inférieure aux 12% de Britanniques en 1993. Plus récemment, 14% d’Allemands, en 2013, préféraient ne pas avoir un voisin d’une autre race (source : World Values Survey). Enfin, toujours en 2013, 44% d’adolescents à Varsovie ne souhaitent de Juifs dans leur voisinage !

Morale de l’histoire : l’antisémitisme semble faible en France. Mais comment parvient-on à dire le contraire sur la base de ces chiffres ? Avant tout, en construisant « un indicateur à partir de six propositions reprenant les préjugés les plus répandus » sur les Juifs, qui ne se prêtent pas directement à la mesure de l’antisémitisme. La deuxième, troisième et quatrième proposition, par exemple, sur la question de savoir si les Juifs ont trop de pouvoir à différents niveaux, peut théoriquement donner lieu à une réponse positive de la part de quelqu’un qui ne serait pas à proprement parler antisémite, mais qui estimerait que les Juifs sont surreprésentés dans certaines professions et qu’une représentation plus équitable de différents groupes serait souhaitable – comme on l’argumente souvent dans le cas de groupes sous-représentés comme les femmes ou certaines minorités ethniques.

 


Source : le Monde (issu de Fondapol/Ifop 2014).




Ces réponses, en outre, ne pouvant ni offrir une comparaison dans le temps, ni une comparaison avec d’autres groupes sociaux (hommes, blancs, noirs etc.), ne peuvent pas fournir d’éléments solides pour estimer une hostilité particulière à l’égard des Juifs. La seule affirmation qui ne se prête pas à d’autres interprétations que l’antisémitisme est la dernière, où l’on considère que les Juifs sont responsables de la crise économique actuelle. Et, encore une fois, elle regroupe 6% de répondants. 

Si l’ampleur du phénomène n’est pas aussi élevée que l’estime Cécile Chambraud, de quelle nature sont donc ces fameuses tensions raciales qui conduiraient, selon elle, à un repli communautaire ? La journaliste croit pouvoir les identifier à partir des réponses à la question sur la perception du racisme en France. Mais cette perception ne mesure pas l’existence du racisme. Il mesure l’attention portée aux phénomènes de racisme. Par exemple, un Français sur trois pense qu’il y a du racisme anti-blanc. Cela ne signifie pas que, dans les faits, les blancs vivent sous la menace de discriminations et agressions racistes régulières. Il signifie simplement qu’il peut leur arriver de les vivre, ou qu’une minorité d’entre eux le vit régulièrement. D’ailleurs, les répondants sont presque aussi nombreux à estimer que les blancs sont victimes de racisme qu’ils le sont à juger que le racisme concerne les noirs (+2% par rapport aux blancs) ou les juifs (+3% à peine). Cette estimation montre bien la différence entre racisme perçu et racisme effectif puisqu’il semble difficilement imaginable que cette affirmation soit réaliste. Le seul groupe qui est perçu comme subissant significativement plus de racisme par rapport aux blancs, est celui des musulmans (+23%). L’existence d’une relativement forte hostilité à ce groupe est bien attesté dans les enquêtes historiques depuis au moins 1951. 

A l’évidence, Cécile Chambraud craint les tensions ethniques. Pourquoi se focalise-t-elle sur ce type de tensions, alors que l’enquête citée ne permet pas vraiment de les mettre en évidence ? 

Une piste possible peut être trouvée dans un livre paru il y a dix ans d’Alesina et Glaeser*. Les auteurs montraient comment – face au problème de la répartition des revenus – des entrepreneurs politiques tendent à exacerber les tensions ethniques pour combattre la redistribution. Aux Etats-Unis, les noirs étaient accusés de violence, de paresse, de haine des blancs. Cela poussait les blancs pauvres à ne pas réclamer plus de redistribution dans la mesure où celle-ci profitait aux noirs (qui étaient, en moyenne, plus pauvres que les blancs). Cette tendance permettait, d’après les auteurs, d’expliquer les grosses différences entre les Etats-Unis et les pays européens en termes de redistribution. Mais, ils ajoutaient que « si l’Europe devient plus hétérogène à cause de l’immigration, les divisions ethniques seront utilisées pour critiquer l’Etat providence ». 

Aujourd’hui, la croissance est faible, ce qui entraîne une recrudescence des problèmes de répartition. Tant qu’il y a croissance, ce que les uns gagnent n’est pas nécessairement acquis au détriment des autres. Mais lorsque la croissance est en berne, tout gain pour quelqu’un peut être perçu comme une perte pour quelqu’un d’autre – ce qui se traduit par une forte demande de redistribution que l’on observe dans les enquêtes internationales. Ces demandes, associées à une hétérogénéité ethnique croissante, sont les conditions pour provoquer la réaction décrite par Alesina et Glaeser. Les tensions ethniques sont soudainement mises à l’agenda politique. Et il y a toujours des journalistes pour accepter de jouer ce jeu.

Raul Magni Berton


 * ALESINA A. et GLAESER E. L. [2004], Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion.

mardi 11 novembre 2014

Obama et la "cohabitation" : à l'Ouest rien de nouveau

Les élections de mi-parcours aux Etats-Unis ont été amplement commentées aux Etats-Unis et aussi en France. Obama serait désormais fortement affaibli selon les titres de plusieurs journaux. Comme en France, on suppose que la cohabitation empêcherait le président de mettre en place son projet politique, de réaliser ses promesses électorales. Nous avons discuté ailleurs que même en France la notion de cohabitation mériterait une définition plus inspirée des faits. Le problème est qu'on tend, dans les deux cas, à assimiler différentes définitions de la cohabitation sans vraiment vérifier les conséquences effectives de cette situation sur la production législative.
Pour commencer, aux Etats-Unis, on parle de “gouvernement divisé” (divided government), plutôt que de cohabitation. Cela désigne la situation où la majorité présidentielle est différente de celle qui contrôle une des deux chambres du Congrès américain, le Sénat ou la Chambre des Représentants. Et le fait est que les Etats-Unis étaient déjà en situation de gouvernement divisé depuis janvier 2011, c'est à dire depuis les élections de mi-parcours de 2010, où les Démocrates avaient perdu le contrôle de la Chambre des représentants. Ils ne sont pas parvenus à reprendre la majorité dans cette chambre au moment de la réélection de Barack Obama en novembre 2012. Lors de l'élection de la Chambre des représentants, qui eut lieu en même temps que l'élection présidentielle, les Républicains ont gardé la majorité, malgré la perte de huit sièges. En effet, les électeurs américains ont l'habitude de “diviser” leurs votes (split voting), en votant souvent pour un président d'un parti et pour un représentant ou un sénateur du parti opposé. La situation de gouvernement divisé n'est donc guère nouvelle, mais a été le quotidien de l'administration Obama depuis le milieu de son premier mandat.
Les élections de mi-parcours du 4 novembre ont confirmé et conforté la majorité républicaine à la Chambre des représentants, où ils ont gagné 13 sièges supplémentaires. Les Républicains ont en outre désormais la majorité au Sénat, où les Démocrates étaient majoritaires depuis 2007. Les Républicains gagnent sept sièges de sénateurs portant leur nombre de sièges à 52 sur 100.
Mais il existe un autre détail qui est souvent ignoré dans les débats politiques, y compris aux États-Unis : l'importance de disposer d'une majorité “anti-obstruction” au Sénat pour gouverner. L'obstruction parlementaire a, de tout temps, fait partie du jeu parlementaire. Il s’agit d’employer tous les moyens procéduraux disponibles pour empêcher une loi d'être adoptée, y compris et surtout quand on ne dispose pas de la majorité des sièges. En France, cela prend souvent la forme de milliers d'amendements destinés à ralentir le travail législatif. Aux Etats-Unis, cela prend la forme du « filibustering », c'est-à-dire de discours fleuves, qui permettent de rallonger la séance jusqu'à ce que le sénateur orateur ou la majorité abandonne. Dans les années 1950, les sénateurs Wayne Morse et Strom Thurmond ont établi des records de filibustering avec respectivement 22 et 24 heures de discours. Cette pratique a été immortalisée par l'acteur James Stewart dans “Mister Smith goes to Washington”.
La règle XXII du règlement interne du Sénat permet, depuis le milieu des années 1970, à 60 sénateurs de mettre fin au filibustering. Dans les faits, à l'heure actuelle, toute majorité ne disposant pas de la majorité anti-obstruction (ou “filibuster-proof majority”) tend à abandonner un projet dès lors que le droit au filibustering est invoqué par un orateur ou un groupe d'opposants. De ce fait, un premier niveau de cohabitation, procurant un véritable pouvoir de blocage, est l'absence d'une majorité anti-obstruction[1].
Or, peu de présidents ont disposé d'un gouvernement unifié complet c’est-à-dire ne nécessitant pas la coopération d’au moins un parlementaire de l’opposition. Contrôler la chambre basse et disposer d'une majorité anti-obstruction au Sénat représente clairement l'exception plutôt que la règle aux Etats-Unis. Seuls trois présidents au cours des 60 dernières années ont pu – brièvement - bénéficier de cette situation: Lyndon Johnson en 1965-66, James Carter en 1977-78 et Barack Obama au cours des huit premiers mois de son premier mandat. C'est le décès du sénateur démocrate Edward Kennedy en août 2009 qui a privé les Démocrates de la majorité anti-obstruction au Sénat, l’élection partielle qui a suivi ayant été remportée par un candidat Républicain. Dans son discours sur l’État de l’Union, Barack Obama a d’ailleurs reconnu cet état de fait : “If the Republican leadership is going to insist that 60 votes in the Senate are required to do any business at all in this town—a supermajority—then the responsibility to govern is now yours as well.
Par conséquent, une forme de cohabitation existe pratiquement toujours aux Etats-Unis et ne semble pas, d’ailleurs, constituer un problème en soi. Les présidents américains sont habitués à négocier constamment avec les législateurs au Sénat et à la Chambre des Représentants. Même le soutien de parlementaires du même parti n’est pas acquis d'avance. Le Congrès des États-Unis est une institution forte et les parlementaires ont une grande autonomie politique et se considèrent responsables avant tout vis-à-vis des électeurs de leur État. Cela peut les amener à voter contre la position de leur parti.
Comme Bill Clinton avant lui, Barack Obama a rencontré une opposition extrêmement forte au cours de ses deux mandats. Une grande partie de la célèbre réforme introduisant l'assurance-maladie obligatoire a dû être adoptée par décrets présidentiels. En raison de ce mode de gouvernement difficile, nombre de réformes, portant par exemple sur un meilleur contrôle de la vente d'armes à feux, n'ont pas pu être adoptées faute de majorité.
L'élection de la semaine dernière va tout au plus rendre encore un peu plus difficile le leadership législatif d'Obama, dans la période du mandat présidentiel où il est le plus faible, les ultimes années de sa présidence. Mais l'habileté d'un président américain ne se mesure pas uniquement à sa capacité de remporter des élections, mais aussi et surtout à sa capacité de mener à bien sa politique dans un contexte d'adversité politique. A ce titre le défi qui attend Barack Obama à partir de janvier, date à laquelle le nouveau Congrès se réunira pour la première fois, n'a rien de nouveau, ni pour lui, ni dans l'histoire des Etats-Unis. Ironie de l’histoire, G. W. Bush fut exactement dans la même position à deux ans de la fin de son dernier mandat, confronté à un congrès dont les deux chambres étaient contrôlées par son opposition. En somme, la cohabitation, loin d’être nouvelle, constitue le mode de gouvernement normal aux Etats-Unis.
Sylvain Brouard et Emiliano Grossman  

[1]Pour aller plus loin, voir notre comparaison de la cohabitation en France et aux Etats-Unis: F. Baumgartner, S.Brouard, E. Grossman, S. Lazardeux & J. Moody (2014), “Divided Government, Legislative Productivity, and Policy Change in the USA and France”, Governance, Vol. 27, no. 3, p. 423–447. Le texte de cet article peut être téléchargé ici.
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