lundi 23 février 2015

Aversion au risque et méfiance interpersonnelle


La dégradation du niveau de confiance des Français, telle qu’observée depuis 2009 par le Baromètre de la Confiance Politique du CEVIPOF, interroge sur les nombreux ressorts à l’œuvre. Parmi eux, à l’instar des enquêtes mondiales du World Values Survey, la dimension culturelle propre à chaque pays semble la première explication à avancer. Or le niveau d’éducation, la position professionnelle, la religion, le statut marital expliquent certes des degrés de confiance variables mais ne permettent pas d’expliquer pourquoi un Français a 29% de chances de faire moins confiance aux autres qu’un citoyen Suédois de même sexe, même âge, même religion et même orientation politique (La société de défiance de Y. Algan & P. Cahuc, 2007). Cela revient à dire que les écarts de culture dominent largement les caractéristiques propres aux individus qui vivent dans ces pays.

Toutefois, cette réponse mérite un approfondissement sur le terrain des attitudes individuelles. Parmi toutes les raisons qui peuvent être avancées, la prédisposition des Français vis-à-vis du risque, de la prise de risque, n’a jamais réellement été prise en compte comme un déterminant de la confiance interpersonnelle c’est-à-dire la capacité d’une personne à s’en remettre à une autre pour des relations sociales. En revanche, un grand nombre d’expérimentations ont permis d’établir l’influence du niveau de risque dans les décisions économiques.

Mesurer l’aversion au risque
Dans la vague 6 du baromètre CEVIPOF, deux questions ont été introduites pour tester le niveau d’aversion au risque. La première interroge les Français sur la décision à prendre face au scénario suivant « Lors d'un jeu de hasard, vous gagnez une somme d'argent correspondant à un mois de vos revenus. En rejouant, vous avez 50 % de chances de doubler cette somme et 50 % de chances de perdre un tiers de cette somme. Acceptez-vous cette première possibilité ? ». 68 % des Français interrogés déclarent refuser cette proposition et conserver la mise initiale tandis que 31 % acceptent de prendre le risque (une chance sur deux) de doubler la somme de départ. Parmi ces personnes dites « risquophiles », une seconde proposition leur est soumise : « Cette première offre n’est plus disponible. On vous propose une deuxième possibilité qui vous donne 70% de chances de doubler votre gain et 30% de tout perdre. Acceptez-vous ? ».
A cette question, les réponses sont partagées puisque 49% des répondants acceptent l’offre tandis que 51% la refusent. A l’aide de ces deux questions, une échelle d’aversion au risque permet de discriminer les personnes fortement averses au risque (68 %), modérément averses (16%) et faiblement averses (16%).

Un premier enseignement se dégage d’une analyse simple de la sociologie des répondants. L’éducation et le genre sont sources d’attitudes contrastées vis-à-vis du risque. En moyenne, les hommes (21%) adoptent une position plus « risquophile » que les femmes (11%) tandis que les plus diplômés (niveau supérieur au Bac) sont deux fois plus nombreux (19% vs. 9%) que les sans diplôme à préférer prendre des risques. A l’inverse, il n’existe pas de différence significative d’attitudes vis-à-vis du risque selon l’appartenance idéologique ou l’âge.

Sociologie des risquophiles vs. Risquophobes (% de répondants)

Faible aversion au risque
(risquophiles)
Aversion modérée
Forte aversion au risque
(risquophobes)
18-34 ans
18
22
60
35-49 ans
17
15
68
50 – 65 ans
14
11
75
+ 65 ans
14
14
72
Femmes
11
13
76
Hommes
21
18
61
Gauche
16
17
67
Centre
19
20
62
Droite
16
17
67
Ni gauche, ni droite
14
12
75
Sans diplôme
9
15
76
BEP/CAP
11
8
81
Bac.
15
15
70
Sup. au bac.
19
20
61
Source: Baromètre de la confiance politique, CEVIPOF (vague 6), 2014

Confiance des risquophiles et méfiance des risquophobes
Cette prédisposition face au risque affecte-t-elle la confiance interpersonnelle des individus ? Pour y répondre, étudions les réponses à la question suivante : « D’une manière générale, diriez-vous que ? 1- On n'est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres. 2- On peut faire confiance à la plupart des gens ». Environ 75% des français interrogés adoptent une attitude de méfiance ou de prudence dans des rapports sociaux et seuls 25% affichent spontanément une attitude de confiance. En associant cette mesure de la confiance avec le degré d’aversion au risque, il ressort une association forte entre des « risquophobes » peu confiants et des « risquophiles » plus confiants.  

De nouveau, un clivage entre les femmes et les hommes apparaît sur le terrain de la confiance. On observe un écart de 10 points de pourcentage entre une attitude générale de méfiance des femmes (79% de l’échantillon) et des hommes (69%). Dit autrement, parmi les personnes confiantes, 42 % sont des femmes et 58 % des hommes. Parmi les personnes méfiantes, 55% sont des femmes et 45 % des hommes.

Fait plus intéressant, un tel clivage s’accentue en distinguant les trois profils d’attitude vis-à-vis du risque. Le niveau de confiance atteint un seuil élevé pour les personnes faiblement ou modérément averses au risque et chute à moins de 20% pour les risquophobes (dont 15% pour les femmes). L’écart entre hommes et femmes ne cesse de se creuser au fur et à mesure que le niveau d’aversion au risque progresse (écart de 2 points pour un niveau faible d’aversion contre 10 points pour une forte aversion).

Une deuxième dimension apparaît comme particulièrement clivante. Si l’identification idéologique ne permet pas d’opérer une distinction marquée sur le niveau de confiance selon le degré d’aversion au risque, il existe une relation forte entre idéologie et confiance. En effet, la figure ci-dessous indique qu’au fur et à mesure que l’on avance sur un continuum gauche-droite, le niveau de méfiance des Français s’accroit. Sans tenir compte du niveau de risque, les Français de gauche sont globalement plus confiants que ceux de droite. Mais une fois prise en compte l’aversion au risque, l’écart entre gauche et droite s’accentue pour les Français « risquophobes ».



Autrement dit, un individu se positionnant à droite a deux fois plus de chances d’être confiant vis-à-vis des autres si son aversion au risque est faible. A l’inverse, une personne s’identifiant à gauche a sensiblement le même niveau de confiance quelle que soit son attitude vis-à-vis du risque. Fait intéressant, l’écart gauche-droite atteint son apogée pour les Français modérément averses au risque (qui se situent entre « risquophobes » et « risquophiles ») puisque 55% des sympathisants de gauche se déclarent méfiants vis-à-vis des autres contre 83% des sympathisants de droite.

Idéologie et aversion au risque pèsent sur la méfiance
Pour illustrer l’impact de l’aversion au risque sur le niveau de confiance interpersonnelle, nous avons mesuré la probabilité d’être confiant en fonction de plusieurs critères sociologiques.



Pour lire simplement cette figure, l’ensemble des points situés à droite de 0 correspondent à des facteurs influençant positivement la probabilité d’être confiant vis-à-vis des autres, et inversement pour les points situés à gauche de 0. Par exemple, par rapport aux jeunes de 18-24 ans, plus l’âge augmente, plus le niveau de confiance croît. Ce résultat confirme un autre résultat observé dans ce Baromètre où la capacité de se projeter dans l’avenir demeure limitée en France chez les plus jeunes. Finalement, appartenir à la classe d’âge des 65 ans et plus augmente de 20% la probabilité d’être confiant par rapport à un Français âgé de 50 à 64 ans. Le niveau d’éducation agit de la même manière : plus le diplôme est élevé, plus la probabilité d’être confiant augmente significativement. A l’inverse, deux variables jouent à contre-courant et réduisent le niveau de confiance : l’identification idéologique et le degré d’aversion au risque. Les répondants s’identifiant à droite (42% de l’échantillon) ont 20% de chances supplémentaires d’être défiants vis-à-vis des autres par rapport aux personnes s’identifiant à gauche ou au centre. Enfin, quelque soit le profil sociologique des répondants, l’aversion au risque agit comme un facteur significatif et discriminant sur le terrain de la méfiance. Comparativement à une personne démontrant un « goût » pour le risque, être averse au risque réduit de 6% la probabilité d’être confiant vis-à-vis des autres. En résumé, l’aversion au risque renforce le clivage gauche-droite soulignant que pour un même niveau de tolérance vis-à-vis du risque, les électeurs de droite sont plus méfiants que ceux de gauche.

Cette note met en évidence l’importance des attributs de nature psychologique, tel que le degré d’aversion au risque, sur le niveau de confiance interpersonnelle. Ce résultat suggère désormais de vérifier si les institutions politiques françaises conditionnent ou non la prise de risque dans des décisions économique et sociale.


Martial Foucault