Une enquête sur
l’antisémitisme dans l’opinion publique française a été récemment présentée dans
les colonnes du Monde par la journaliste Cécile Chambraud. L’article, intitulé Dans la société française « les opinions antisémites atteignent une haute intensité », est un excellent exemple d’incompétence journalistique.
Il s’agit d’un texte qui souligne la montée de l’antisémitisme en France, sur
la base de chiffres qui disent le contraire. Une relecture des résultats de
l’enquête est donc utile.
Tout commence
déjà dans le titre, qui extrait une citation du rapport de la Fondapol qui est
à l’origine de cette enquête. La citation complète – qu’on retrouve dans
l’article – est : « les opinions antisémites atteignent une haute
intensité dans des univers relativement limités ». Autrement dit, l’antisémitisme
reste faible dans la majeure partie de la population. Donc exactement le
contraire de ce que prétend le titre. Et encore, même la Fondapol exagère un
peu : l’enquête suggère en fait qu’environ 6% de la population française donne
des réponses antisémites, l’antisémitisme semblant par ailleurs rester pratiquement
absent.
Quelle est
l’ampleur de l’antisémitisme en France ? Voici quelques exemples que le
lecteur pourra trouver dans le rapport.
D’une manière
générale, quand on vous apprend qu’une personne que vous connaissez est juive,
quelle réaction avez-vous ?
J’aime
bien : 3%
Je n’aime
pas : 3%
Ca ne me fait
rien de particulier : 91%
Ne se
prononcent pas : 3%
Ici, même si on
suppose que ceux qui ne se prononcent pas cachent en fait des opinions
hostiles aux juifs, la proportion d’antisémites mesurée par cet indicateur n’excède
pas 6%.
En outre, si on
observe l’évolution dans le temps des pourcentages de français qui ne souhaitent
pas avoir un président de la République juif (en bleu), un patron juif (en
rouge) ou un médecin juif (en noir), les résultats vont dans le sens d’une
baisse.
On observe
certes une légère remontée depuis 2005 – statistiquement peu significative –
mais, dans l’ensemble, l’antisémitisme est à peu près stable depuis la fin des
années 1970. Ces questions indiquent une proportion de Français antisémites
nettement plus élevée que l’item précédent, mais elles n’indiquent en rien une
recrudescence de l’antisémitisme.
Source : Fondation pour l’innovation politique, avec l’ifop (2014).
Enfin, une
petite comparaison géographique révèle que le pourcentage de Français ne
souhaitant pas avoir un Juif comme voisin, environ 6%, est équivalente à celle
que l’on trouvait en 2006 aux États Unis (5%) et largement inférieure aux 12%
de Britanniques en 1993. Plus récemment, 14% d’Allemands, en 2013, préféraient
ne pas avoir un voisin d’une autre race (source : World Values Survey).
Enfin, toujours en 2013, 44% d’adolescents à Varsovie ne souhaitent de Juifs
dans leur voisinage !
Morale de
l’histoire : l’antisémitisme semble faible en France. Mais comment
parvient-on à dire le contraire sur la base de ces chiffres ? Avant tout, en
construisant « un indicateur à partir de six propositions reprenant
les préjugés les plus répandus » sur les Juifs, qui ne se prêtent pas
directement à la mesure de l’antisémitisme. La deuxième, troisième et quatrième
proposition, par exemple, sur la question de savoir si les Juifs ont trop de
pouvoir à différents niveaux, peut théoriquement donner lieu à une réponse
positive de la part de quelqu’un qui ne serait pas à proprement parler
antisémite, mais qui estimerait que les Juifs sont surreprésentés dans
certaines professions et qu’une représentation plus équitable de différents
groupes serait souhaitable – comme on l’argumente souvent dans le cas de
groupes sous-représentés comme les femmes ou certaines minorités ethniques.
Source : le Monde (issu de Fondapol/Ifop 2014).
Si l’ampleur du phénomène n’est pas aussi élevée que l’estime Cécile Chambraud, de quelle nature sont donc ces fameuses tensions raciales qui conduiraient, selon elle, à un repli communautaire ? La journaliste croit pouvoir les identifier à partir des réponses à la question sur la perception du racisme en France. Mais cette perception ne mesure pas l’existence du racisme. Il mesure l’attention portée aux phénomènes de racisme. Par exemple, un Français sur trois pense qu’il y a du racisme anti-blanc. Cela ne signifie pas que, dans les faits, les blancs vivent sous la menace de discriminations et agressions racistes régulières. Il signifie simplement qu’il peut leur arriver de les vivre, ou qu’une minorité d’entre eux le vit régulièrement. D’ailleurs, les répondants sont presque aussi nombreux à estimer que les blancs sont victimes de racisme qu’ils le sont à juger que le racisme concerne les noirs (+2% par rapport aux blancs) ou les juifs (+3% à peine). Cette estimation montre bien la différence entre racisme perçu et racisme effectif puisqu’il semble difficilement imaginable que cette affirmation soit réaliste. Le seul groupe qui est perçu comme subissant significativement plus de racisme par rapport aux blancs, est celui des musulmans (+23%). L’existence d’une relativement forte hostilité à ce groupe est bien attesté dans les enquêtes historiques depuis au moins 1951.
A l’évidence, Cécile Chambraud craint les tensions ethniques. Pourquoi se focalise-t-elle sur ce type de tensions, alors que l’enquête citée ne permet pas vraiment de les mettre en évidence ?
Une piste possible peut être trouvée dans un livre paru il y a dix ans d’Alesina et Glaeser*. Les auteurs montraient comment – face au problème de la répartition des revenus – des entrepreneurs politiques tendent à exacerber les tensions ethniques pour combattre la redistribution. Aux Etats-Unis, les noirs étaient accusés de violence, de paresse, de haine des blancs. Cela poussait les blancs pauvres à ne pas réclamer plus de redistribution dans la mesure où celle-ci profitait aux noirs (qui étaient, en moyenne, plus pauvres que les blancs). Cette tendance permettait, d’après les auteurs, d’expliquer les grosses différences entre les Etats-Unis et les pays européens en termes de redistribution. Mais, ils ajoutaient que « si l’Europe devient plus hétérogène à cause de l’immigration, les divisions ethniques seront utilisées pour critiquer l’Etat providence ».
Aujourd’hui, la croissance est faible, ce qui entraîne une recrudescence des problèmes de répartition. Tant qu’il y a croissance, ce que les uns gagnent n’est pas nécessairement acquis au détriment des autres. Mais lorsque la croissance est en berne, tout gain pour quelqu’un peut être perçu comme une perte pour quelqu’un d’autre – ce qui se traduit par une forte demande de redistribution que l’on observe dans les enquêtes internationales. Ces demandes, associées à une hétérogénéité ethnique croissante, sont les conditions pour provoquer la réaction décrite par Alesina et Glaeser. Les tensions ethniques sont soudainement mises à l’agenda politique. Et il y a toujours des journalistes pour accepter de jouer ce jeu.
Raul Magni Berton
* ALESINA
A. et GLAESER E. L. [2004], Combattre les inégalités et la pauvreté. Les
États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion.