vendredi 21 novembre 2014

Antisémitisme en France. Ou comment lire de travers les résultats d’une enquête



Une enquête sur l’antisémitisme dans l’opinion publique française a été récemment présentée dans les colonnes du Monde par la journaliste Cécile Chambraud. L’article, intitulé Dans la société française « les opinions antisémites atteignent une haute intensité », est un excellent exemple d’incompétence journalistique. Il s’agit d’un texte qui souligne la montée de l’antisémitisme en France, sur la base de chiffres qui disent le contraire. Une relecture des résultats de l’enquête est donc utile.

Tout commence déjà dans le titre, qui extrait une citation du rapport de la Fondapol qui est à l’origine de cette enquête. La citation complète – qu’on retrouve dans l’article – est : « les opinions antisémites atteignent une haute intensité dans des univers relativement limités ». Autrement dit, l’antisémitisme reste faible dans la majeure partie de la population. Donc exactement le contraire de ce que prétend le titre. Et encore, même la Fondapol exagère un peu : l’enquête suggère en fait qu’environ 6% de la population française donne des réponses antisémites, l’antisémitisme semblant par ailleurs rester pratiquement absent.

Quelle est l’ampleur de l’antisémitisme en France ? Voici quelques exemples que le lecteur pourra trouver dans le rapport.

D’une manière générale, quand on vous apprend qu’une personne que vous connaissez est juive, quelle réaction avez-vous ?
J’aime bien :                                       3%
Je n’aime pas :                                    3%
Ca ne me fait rien de particulier :      91%
Ne se prononcent pas :                       3%

Ici, même si on suppose que ceux qui ne se prononcent pas cachent en fait des opinions hostiles aux juifs, la proportion d’antisémites mesurée par cet indicateur n’excède pas 6%.

En outre, si on observe l’évolution dans le temps des pourcentages de français qui ne souhaitent pas avoir un président de la République juif (en bleu), un patron juif (en rouge) ou un médecin juif (en noir), les résultats vont dans le sens d’une baisse.


 On observe certes une légère remontée depuis 2005 – statistiquement peu significative – mais, dans l’ensemble, l’antisémitisme est à peu près stable depuis la fin des années 1970. Ces questions indiquent une proportion de Français antisémites nettement plus élevée que l’item précédent, mais elles n’indiquent en rien une recrudescence  de l’antisémitisme.





Source : Fondation pour l’innovation politique, avec l’ifop (2014). 


Enfin, une petite comparaison géographique révèle que le pourcentage de Français ne souhaitant pas avoir un Juif comme voisin, environ 6%, est équivalente à celle que l’on trouvait en 2006 aux États Unis (5%) et largement inférieure aux 12% de Britanniques en 1993. Plus récemment, 14% d’Allemands, en 2013, préféraient ne pas avoir un voisin d’une autre race (source : World Values Survey). Enfin, toujours en 2013, 44% d’adolescents à Varsovie ne souhaitent de Juifs dans leur voisinage !

Morale de l’histoire : l’antisémitisme semble faible en France. Mais comment parvient-on à dire le contraire sur la base de ces chiffres ? Avant tout, en construisant « un indicateur à partir de six propositions reprenant les préjugés les plus répandus » sur les Juifs, qui ne se prêtent pas directement à la mesure de l’antisémitisme. La deuxième, troisième et quatrième proposition, par exemple, sur la question de savoir si les Juifs ont trop de pouvoir à différents niveaux, peut théoriquement donner lieu à une réponse positive de la part de quelqu’un qui ne serait pas à proprement parler antisémite, mais qui estimerait que les Juifs sont surreprésentés dans certaines professions et qu’une représentation plus équitable de différents groupes serait souhaitable – comme on l’argumente souvent dans le cas de groupes sous-représentés comme les femmes ou certaines minorités ethniques.

 


Source : le Monde (issu de Fondapol/Ifop 2014).




Ces réponses, en outre, ne pouvant ni offrir une comparaison dans le temps, ni une comparaison avec d’autres groupes sociaux (hommes, blancs, noirs etc.), ne peuvent pas fournir d’éléments solides pour estimer une hostilité particulière à l’égard des Juifs. La seule affirmation qui ne se prête pas à d’autres interprétations que l’antisémitisme est la dernière, où l’on considère que les Juifs sont responsables de la crise économique actuelle. Et, encore une fois, elle regroupe 6% de répondants. 

Si l’ampleur du phénomène n’est pas aussi élevée que l’estime Cécile Chambraud, de quelle nature sont donc ces fameuses tensions raciales qui conduiraient, selon elle, à un repli communautaire ? La journaliste croit pouvoir les identifier à partir des réponses à la question sur la perception du racisme en France. Mais cette perception ne mesure pas l’existence du racisme. Il mesure l’attention portée aux phénomènes de racisme. Par exemple, un Français sur trois pense qu’il y a du racisme anti-blanc. Cela ne signifie pas que, dans les faits, les blancs vivent sous la menace de discriminations et agressions racistes régulières. Il signifie simplement qu’il peut leur arriver de les vivre, ou qu’une minorité d’entre eux le vit régulièrement. D’ailleurs, les répondants sont presque aussi nombreux à estimer que les blancs sont victimes de racisme qu’ils le sont à juger que le racisme concerne les noirs (+2% par rapport aux blancs) ou les juifs (+3% à peine). Cette estimation montre bien la différence entre racisme perçu et racisme effectif puisqu’il semble difficilement imaginable que cette affirmation soit réaliste. Le seul groupe qui est perçu comme subissant significativement plus de racisme par rapport aux blancs, est celui des musulmans (+23%). L’existence d’une relativement forte hostilité à ce groupe est bien attesté dans les enquêtes historiques depuis au moins 1951. 

A l’évidence, Cécile Chambraud craint les tensions ethniques. Pourquoi se focalise-t-elle sur ce type de tensions, alors que l’enquête citée ne permet pas vraiment de les mettre en évidence ? 

Une piste possible peut être trouvée dans un livre paru il y a dix ans d’Alesina et Glaeser*. Les auteurs montraient comment – face au problème de la répartition des revenus – des entrepreneurs politiques tendent à exacerber les tensions ethniques pour combattre la redistribution. Aux Etats-Unis, les noirs étaient accusés de violence, de paresse, de haine des blancs. Cela poussait les blancs pauvres à ne pas réclamer plus de redistribution dans la mesure où celle-ci profitait aux noirs (qui étaient, en moyenne, plus pauvres que les blancs). Cette tendance permettait, d’après les auteurs, d’expliquer les grosses différences entre les Etats-Unis et les pays européens en termes de redistribution. Mais, ils ajoutaient que « si l’Europe devient plus hétérogène à cause de l’immigration, les divisions ethniques seront utilisées pour critiquer l’Etat providence ». 

Aujourd’hui, la croissance est faible, ce qui entraîne une recrudescence des problèmes de répartition. Tant qu’il y a croissance, ce que les uns gagnent n’est pas nécessairement acquis au détriment des autres. Mais lorsque la croissance est en berne, tout gain pour quelqu’un peut être perçu comme une perte pour quelqu’un d’autre – ce qui se traduit par une forte demande de redistribution que l’on observe dans les enquêtes internationales. Ces demandes, associées à une hétérogénéité ethnique croissante, sont les conditions pour provoquer la réaction décrite par Alesina et Glaeser. Les tensions ethniques sont soudainement mises à l’agenda politique. Et il y a toujours des journalistes pour accepter de jouer ce jeu.

Raul Magni Berton


 * ALESINA A. et GLAESER E. L. [2004], Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Paris, Flammarion.

mardi 11 novembre 2014

Obama et la "cohabitation" : à l'Ouest rien de nouveau

Les élections de mi-parcours aux Etats-Unis ont été amplement commentées aux Etats-Unis et aussi en France. Obama serait désormais fortement affaibli selon les titres de plusieurs journaux. Comme en France, on suppose que la cohabitation empêcherait le président de mettre en place son projet politique, de réaliser ses promesses électorales. Nous avons discuté ailleurs que même en France la notion de cohabitation mériterait une définition plus inspirée des faits. Le problème est qu'on tend, dans les deux cas, à assimiler différentes définitions de la cohabitation sans vraiment vérifier les conséquences effectives de cette situation sur la production législative.
Pour commencer, aux Etats-Unis, on parle de “gouvernement divisé” (divided government), plutôt que de cohabitation. Cela désigne la situation où la majorité présidentielle est différente de celle qui contrôle une des deux chambres du Congrès américain, le Sénat ou la Chambre des Représentants. Et le fait est que les Etats-Unis étaient déjà en situation de gouvernement divisé depuis janvier 2011, c'est à dire depuis les élections de mi-parcours de 2010, où les Démocrates avaient perdu le contrôle de la Chambre des représentants. Ils ne sont pas parvenus à reprendre la majorité dans cette chambre au moment de la réélection de Barack Obama en novembre 2012. Lors de l'élection de la Chambre des représentants, qui eut lieu en même temps que l'élection présidentielle, les Républicains ont gardé la majorité, malgré la perte de huit sièges. En effet, les électeurs américains ont l'habitude de “diviser” leurs votes (split voting), en votant souvent pour un président d'un parti et pour un représentant ou un sénateur du parti opposé. La situation de gouvernement divisé n'est donc guère nouvelle, mais a été le quotidien de l'administration Obama depuis le milieu de son premier mandat.
Les élections de mi-parcours du 4 novembre ont confirmé et conforté la majorité républicaine à la Chambre des représentants, où ils ont gagné 13 sièges supplémentaires. Les Républicains ont en outre désormais la majorité au Sénat, où les Démocrates étaient majoritaires depuis 2007. Les Républicains gagnent sept sièges de sénateurs portant leur nombre de sièges à 52 sur 100.
Mais il existe un autre détail qui est souvent ignoré dans les débats politiques, y compris aux États-Unis : l'importance de disposer d'une majorité “anti-obstruction” au Sénat pour gouverner. L'obstruction parlementaire a, de tout temps, fait partie du jeu parlementaire. Il s’agit d’employer tous les moyens procéduraux disponibles pour empêcher une loi d'être adoptée, y compris et surtout quand on ne dispose pas de la majorité des sièges. En France, cela prend souvent la forme de milliers d'amendements destinés à ralentir le travail législatif. Aux Etats-Unis, cela prend la forme du « filibustering », c'est-à-dire de discours fleuves, qui permettent de rallonger la séance jusqu'à ce que le sénateur orateur ou la majorité abandonne. Dans les années 1950, les sénateurs Wayne Morse et Strom Thurmond ont établi des records de filibustering avec respectivement 22 et 24 heures de discours. Cette pratique a été immortalisée par l'acteur James Stewart dans “Mister Smith goes to Washington”.
La règle XXII du règlement interne du Sénat permet, depuis le milieu des années 1970, à 60 sénateurs de mettre fin au filibustering. Dans les faits, à l'heure actuelle, toute majorité ne disposant pas de la majorité anti-obstruction (ou “filibuster-proof majority”) tend à abandonner un projet dès lors que le droit au filibustering est invoqué par un orateur ou un groupe d'opposants. De ce fait, un premier niveau de cohabitation, procurant un véritable pouvoir de blocage, est l'absence d'une majorité anti-obstruction[1].
Or, peu de présidents ont disposé d'un gouvernement unifié complet c’est-à-dire ne nécessitant pas la coopération d’au moins un parlementaire de l’opposition. Contrôler la chambre basse et disposer d'une majorité anti-obstruction au Sénat représente clairement l'exception plutôt que la règle aux Etats-Unis. Seuls trois présidents au cours des 60 dernières années ont pu – brièvement - bénéficier de cette situation: Lyndon Johnson en 1965-66, James Carter en 1977-78 et Barack Obama au cours des huit premiers mois de son premier mandat. C'est le décès du sénateur démocrate Edward Kennedy en août 2009 qui a privé les Démocrates de la majorité anti-obstruction au Sénat, l’élection partielle qui a suivi ayant été remportée par un candidat Républicain. Dans son discours sur l’État de l’Union, Barack Obama a d’ailleurs reconnu cet état de fait : “If the Republican leadership is going to insist that 60 votes in the Senate are required to do any business at all in this town—a supermajority—then the responsibility to govern is now yours as well.
Par conséquent, une forme de cohabitation existe pratiquement toujours aux Etats-Unis et ne semble pas, d’ailleurs, constituer un problème en soi. Les présidents américains sont habitués à négocier constamment avec les législateurs au Sénat et à la Chambre des Représentants. Même le soutien de parlementaires du même parti n’est pas acquis d'avance. Le Congrès des États-Unis est une institution forte et les parlementaires ont une grande autonomie politique et se considèrent responsables avant tout vis-à-vis des électeurs de leur État. Cela peut les amener à voter contre la position de leur parti.
Comme Bill Clinton avant lui, Barack Obama a rencontré une opposition extrêmement forte au cours de ses deux mandats. Une grande partie de la célèbre réforme introduisant l'assurance-maladie obligatoire a dû être adoptée par décrets présidentiels. En raison de ce mode de gouvernement difficile, nombre de réformes, portant par exemple sur un meilleur contrôle de la vente d'armes à feux, n'ont pas pu être adoptées faute de majorité.
L'élection de la semaine dernière va tout au plus rendre encore un peu plus difficile le leadership législatif d'Obama, dans la période du mandat présidentiel où il est le plus faible, les ultimes années de sa présidence. Mais l'habileté d'un président américain ne se mesure pas uniquement à sa capacité de remporter des élections, mais aussi et surtout à sa capacité de mener à bien sa politique dans un contexte d'adversité politique. A ce titre le défi qui attend Barack Obama à partir de janvier, date à laquelle le nouveau Congrès se réunira pour la première fois, n'a rien de nouveau, ni pour lui, ni dans l'histoire des Etats-Unis. Ironie de l’histoire, G. W. Bush fut exactement dans la même position à deux ans de la fin de son dernier mandat, confronté à un congrès dont les deux chambres étaient contrôlées par son opposition. En somme, la cohabitation, loin d’être nouvelle, constitue le mode de gouvernement normal aux Etats-Unis.
Sylvain Brouard et Emiliano Grossman  

[1]Pour aller plus loin, voir notre comparaison de la cohabitation en France et aux Etats-Unis: F. Baumgartner, S.Brouard, E. Grossman, S. Lazardeux & J. Moody (2014), “Divided Government, Legislative Productivity, and Policy Change in the USA and France”, Governance, Vol. 27, no. 3, p. 423–447. Le texte de cet article peut être téléchargé ici.
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mercredi 29 octobre 2014

Le report sine die de l’écotaxe, symbole des fluctuations des grands partis de gouvernement français face à l’écologie

Ségolène Royal, la Ministre de l’Environnement, a annoncé, le 9 octobre dernier, le report sine die – autant dire l’abandon – de la taxation des transports routiers polluants : l’écotaxe. Cette mesure devait dissuader les transporteurs de passer par la route tout en apportant une source de financement pérenne aux projets de transports en commun, dans un contexte général de contraction budgétaire.

Son abandon est surprenant à première vue, dans la mesure où l’écotaxe représentait l’une des rares politiques environnementales sur lesquelles la plupart des acteurs politiques étaient d’accord. Elle était en effet partie intégrante des engagements du Pacte écologique de Nicolas Hulot, que Ségolène Royal – ironie de l’histoire – et Nicolas Sarkozy avaient signé en grande pompe au cours de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007. Elle a par la suite constitué l’une des décisions phares du Grenelle de l’environnement. Enfin, sa mise en œuvre concrète a été votée de façon consensuelle à l’Assemblée nationale en 2009 : les députés UMP, aujourd’hui remontés contre cette mesure, l’avaient voté à l’unanimité, soutenant le projet de loi gouvernemental ; les députés PS, pourtant dans l’opposition, ne trouvaient alors rien à redire à la délégation de la collecte de l’impôt à l’entreprise Ecomouv. Comment expliquer l’échec d’une politique apparemment si consensuelle ?

Trois explications peuvent être avancées.

Premièrement, la mobilisation des « bonnets rouges » au début de l’année 2013 – date théorique de sa mise en œuvre – avait déjà obtenu le report de la mise en œuvre concrète de la taxe et l’exemption de la Bretagne du dispositif. L’argument défendu par ces derniers était assez simple : l’écotaxe, en renchérissant le prix du transport, allait nuire à la compétitivité d’une région spécifique, la Bretagne, pour deux raisons. D’une part, le modèle économique breton repose largement sur l’exportation de produits agricoles. Le pourcentage d’emplois dans le secteur primaire est deux fois plus élevé que dans le reste de la France, et l’industrie agroalimentaire constitue le premier secteur industriel de la région. D’autre part, les autoroutes bretonnes étant exemptées de péages, la mise en œuvre de l’écotaxe allait affecter le coût du transport en Bretagne plus que dans les autres régions. Or, la Bretagne est un bastion électoral du Parti socialiste depuis plus de 30 ans (François Hollande y avait obtenu plus de 56% des suffrages) et nombre des parlementaires et ministres socialistes originaires de la région se sont faits les porte-voix, au sein de la majorité gouvernementale, des revendications des « bonnets rouges.

Deuxièmement, l’échec de la mise en œuvre de l’écotaxe poids-lourds s’explique les fluctuations des grands partis français face à l’écologie. D’une part, UMP et PS accordent en moyenne, une attention assez faible à l’environnement. C’est ce dont dont témoigne le Graphique 1 ci-dessous, qui montre bien que la place laissée à l’environnement dans les programmes électoraux des deux principaux partis est nettement plus faible en France que dans les autres pays de l’OCDE et de l’Union européenne. Elle est plus de deux fois plus faible qu’en Allemagne, et même légèrement plus faible qu’au Royaume-Uni, dont les partis ne sont pourtant pas connus pour être particulièrement favorables à la protection de l’environnement.



Sources : Comparative Manifestos Dataset

De même, l’attention accordée à l’environnement par les grands partis français est très fluctuante, comme en témoigne le Graphique 2 ci-dessous. En effet, si l’on constate indubitablement une tendance à l’augmentation de la place laissée aux questions d’écologie, les oscillations de la saillance de l’environnement dans les programmes sont la norme. Elles témoignent de l’absence de transformation doctrinale profonde des grands partis de gouvernement français vis à vis de ces questions. Il est impossible de dire qu’un parti, plus qu’un autre, s’est saisi de ces questions. Cette situation rend d’autant plus facile les retournements de position des acteurs politiques, dont l’abandon de l’écotaxe témoigne de manière crue.


Sources : Comparative Manifestos Dataset

Ainsi, les députés UMP ont commencé à critiquer le gouvernement socialiste, qui ne faisait pourtant que mettre en œuvre une décision prise par le gouvernement précédent, dès le début de la mobilisation des « bonnets rouges ». Ce phénomène est renforcée parce que l’alternance politique, caractéristique des régimes majoritaires comme la Vème République, a la double conséquence de transformer le rapport opposition/gouvernement en un jeu de rôle – on s’oppose par principe – et de dédouaner les partis politiques de leurs responsabilités passées. Cela explique la faible continuité des politiques environnementales françaises, qui de par la nature des enjeux en question, impliquent un engagement politique sur le long terme. Le jeu de la démocratie majoritaire et les fluctuations idéologiques des partis empêchent donc la cohérence et la stabilité des politiques environnementales Ainsi, on peut légitimement se demander ce qu’il adviendra de la décision prise par l’Assemblée nationale, au moment même où Ségolène Royal abandonnait l’écotaxe, de réduire la part du nucléaire dans le mix électrique français des 75% actuels à 50% en 2025. Une telle promesse, qui engage le moyen et long terme, survivra-t-elle à la probable alternance de 2017 ?

Enfin, la réticence des partis de gouvernement à mettre en œuvre des politiques environnementales efficaces s’explique par la nature des biens environnementaux – l’air, l’eau, la biodiversité… Ces biens constituent des biens communs, dont Elinor Ostrom, une politiste qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2009, a expliqué la difficile gouvernance (un de ses principaux ouvrages sur le sujet a été traduit en français en 2010). Ils ont la spécificité d’être non exclusifs et rivaux. Ce sont des biens non exclusifs puisqu’il est difficile, voire impossible d’empêcher une certaine catégorie d’acteurs d’en jouir ; ce sont des biens rivaux car la consommation d’une unité de ces biens par un membre du groupe supprime ou réduit la disponibilité de ce bien pour les autres. Ainsi, il est impossible d’interdire de bénéficier des biens communs que sont un climat stable ou un air de qualité (ce sont des biens non exclusifs), mais le développement du transport routier, par exemple, réduit la disponibilité de ces biens communs pour la majorité des Français (ce sont des biens rivaux). Pour la majorité des individus, le développement du transport routier dégrade la qualité de l’air et la stabilité du climat, sans contreparties bénéfiques.


Le problème, c’est que le gain individuel apporté par la mise en œuvre de l’écotaxe pour tous ceux qui bénéficieraient d’un air moins pollué et d’un climat moins instable est beaucoup plus faible que la perte individuelle engendrée par l’écotaxe pour les transporteurs routiers. En clair, quand le gouvernement met en place une politique de type écotaxe, les gagnants sont très nombreux, mais ont l’impression de gagner peu. Au contraire, les perdants sont peu nombreux, mais perdent beaucoup. Et des perdants qui perdent beaucoup, aussi peu nombreux soient-ils, ont une capacité bien supérieure à influencer la prise de décision politique que des gagnants qui gagnent peu, aussi nombreux soient-ils. Tant que les grands partis de gouvernement ne sentiront pas une pression accrue de citoyens demandant des politiques environnementales, les fluctuations stratégiques, qui mènent à l’abandon de l’écotaxe, devraient continuer.

mardi 14 octobre 2014

Le Sénat contrôlé par la gauche : une occasion ratée...

Les élections sénatoriales du 28 Septembre dernier ont mis fin à un événement inédit : le contrôle de la présidence du Sénat par la gauche. Cependant, cette nouvelle alternance dans la chambre haute renoue avec l’un des traits caractéristiques du Sénat, son contrôle par une majorité hostile à la majorité gouvernementale. Déjà, dans le sillage de son premier Président sous la Vème République, Gaston Monnerville, le Sénat fut dans l’opposition au Général de Gaulle au début de celle-ci. Mais surtout, entre 1981 et 2011, la surreprésentation des grands électeurs issus des petites communes rurales - traditionnellement plus favorables à la droite – a systématiquement placé le Sénat dans l’opposition aux majorités gouvernementales de gauche (1981-1986, 1988-1993 et 1997-2002). Entre les élections sénatoriales de 2011 et les élections présidentielles et législatives de 2012, le Sénat a pour la première fois été contrôlé par l’opposition à la majorité gouvernementale de droite. Nous revenons sur les pouvoirs non-négligeables de cette institution avant de tirer le bilan de ces trois ans.


Le pouvoir du Sénat

Pour comprendre les effets potentiels sur la production législative d’un Sénat dans l’opposition, un examen attentif des précédentes expériences est éclairant.

Le bicamérisme français est inégalitaire. Et selon l’article 45 de la Constitution de 1958, la majorité à l’Assemblée Nationale a le « dernier mot ». Il est donc possible de passer outre une éventuelle opposition au Sénat. Est-ce pour autant que le contrôle du Sénat par l’opposition n’a pas d’impact sur la capacité du gouvernement à légiférer ?

Il s’agit là sans doute d’une conclusion hâtive et contredite par les faits. En effet, la production législative est beaucoup plus faible lorsque le Sénat est dans l’opposition (0,97 loi par jour effectif en session) que lorsqu’il est dans la majorité (1,37). Autrement dit, la productivité augmente de 40% lorsque le Sénat n’est pas dans l’opposition. Pourtant la Gauche a, face à un Sénat hostile, eu recours de manière très régulière à l’article 45 : dans plus d’un tiers des lois adoptées, l’Assemblée Nationale a eu le dernier mot contre 3% des lois adoptées par la Droite.

De même parmi les divers dispositifs du parlementarisme rationalisé permettant d’accélérer le processus législatif, la déclaration d’urgence (ou ‘procédure accélérée d’examen’) d’un projet de loi a été plus intensivement utilisé face à un Sénat dans l’opposition (30,2% des lois adoptées hors lois de ratification des traités et conventions internationales) que lorsque le Sénat n’est pas contrôlé par l’opposition (23,6%). Cette procédure permet, dès la fin de la première lecture d’un projet de loi dans les deux chambres, en cas de désaccord entre elles, la réunion d’une Commission Mixte Paritaire (CMP) rassemblant des sénateurs et députés. Celles-ci furent plus nombreuses (respectivement dans 53,9% et 37,2% des lois adoptées) et plus souvent infructueuses (respectivement 59,1% et 4,5% de désaccord) lorsque le Sénat est dans l’opposition que lorsqu’il est dans la majorité. Bien que la gauche ait réduit le nombre de lectures des projets de loi au Parlement avant la tenue d’une commission mixte paritaire, ceci ne fut pas suffisant pour atténuer l’impact d’un Sénat hostile sur la production législative.

Ainsi au regard du processus législatif, la faiblesse institutionnelle du Sénat ne doit pas être surestimée. Passer outre le Sénat prend toujours du temps et diminue par conséquent la production législative. Dans cette perspective, c’est notre conception même de la cohabitation qu’il faut redéfinir. En effet, la cohabitation – lorsque le Président est dans l’opposition à la majorité de l’Assemblée - n’affecte pas la production législative : 1,2 lois loi par jour effectif en session en situation de cohabitation contre 1,16 hors cohabitation. Au contraire, l’hostilité du Sénat a un impact important sur la capacité de la majorité législative à mettre en œuvre son programme.


Le Sénat à gauche : une exception à la règle

Les sénatoriales du 28 septembre ont représentent bel et bien le début d’une nouvelle cohabitation, cette fois entre la gauche au pouvoir et la droite au Sénat. Cette cohabitation n'a duré que quelques mois, jusqu'à la victoire de gauche aux élections législatives de juin 2012.
Dans un premier temps, la cohabitation a eu les effets attendus, rendant le processus législatif pour le gouvernement et la majorité de droite à l'Assemblée plus compliqué.

Le graphique ci-contre présente l’évolution des recours aux Commissions mixtes paritaires (CMP) et au Dernier mot au cours des 10 dernières sessions parlementaires. Le Dernier mot est rare lorsque la droite contrôle l’Assemblée et le Sénat. Et au cours des années 2004 à 2010, le gouvernement n’y a pratiquement pas eu recours (1 seule utilisation pendant la session parlementaire 2009/2010).

Les choses se compliquent, cependant, au cours de la session de 2011/2012, voire avant. A l’approche des élections, on constate un certain raidissement des rapports entre le Sénat et le gouvernement, marqué par un nombre croissant de déclaration d’urgence au titre de l’article 45, au nombre de 43 pour cette session. Par ailleurs, dès 2010, on observe une augmentation du nombre de CMP. L’année suivante, on constate une augmentation très sensible de « Derniers mots », qui sont au nombre de 13 pour cette session. Ils portent sur une variété de sujets allant d’un texte de lois sur les délinquants mineurs au remboursement des frais de campagne en passant par une loi rectificative sur le budget de la sécurité sociale.
Cela s’inscrit dans la continuité de ce que nous avons expliqué plus haut. L’année 2011 inaugure bien une nouvelle cohabitation et cela se ressent clairement au niveau des relations entre les chambres. Le basculement à gauche du Sénat rend le processus législatif pour la droite au pouvoir considérablement plus pénible.

Ce qui est plus étonnant est que l’arrivée au pouvoir de la gauche en 2012 ne va pratiquement rien changer. Alors qu'en se trouve désormais en période de fait majoritaire, c'est-à-dire de coïncidence de la majorité dans les deux chambres du Parlement, on devrait s'attendre à un retour à la « normale ». Or il n'en est rien ! Le nombre de CMP augmente en 2013/2014 après un léger répit au cours de la session précédente. Pis, le nombre de Derniers mots est identique qu’au cours de l’année de « cohabitation » en 2011/2012.
La raison réside sans doute dans la fragilité de la majorité de gauche au Sénat. La majorité de la gauche n’est que de six sièges. Et au fur et à mesure que les tensions augmentent avec le groupe « communiste, républicain et citoyen » (21 sièges), la majorité disparaît dans les faits. La sortie des Verts (10 sièges au Sénat) du gouvernement en mars 2014 limite encore davantage le contrôle du Sénat par le gouvernement.

En somme, le Sénat représente une institution souvent sous-estimée aux pouvoirs bien réels et contraignants. La gauche a expérimenté le coût lié à la majorité (presque) systématiquement de droite de cette institution. La courte période de majorité de gauche dans les deux chambres entre 2012 et 2014 n’a cependant pas représenté un changement réel pour la gauche en raison des tensions internes de cette majorité. Désormais, on est de retour à une période de « cohabitation » entre une majorité de gauche à l'Assemblée et une majorité de droite au Sénat, qui a caractérisé tous les gouvernements de gauche d'avant 2012.

Sylvain Brouard et Emiliano Grossman