Le
débat sur les « intellectuels réactionnaires » a
resurgi récemment dans la presse. Par exemple, dans une tribune
dans Libération, intitulée « Intellectuels de gauche : ‘Mais où sont-ils ?’», Sandra Laugier part du principe qu’effectivement, les intellectuels
ne sont plus de gauche. Du moins ceux qu’on voit dans les medias.
Nos
travaux permettent de contredire cette idée d’un passage à droite
de l’intelligentsia à partir d’une enquête menée en 2011
auprès des enseignants-chercheurs et chercheurs en poste en France.
Cette enquête en ligne, nous a permis de récolter des informations
sur les opinions et attitudes concernant plusieurs dimensions pour
environ 2000 enseignants, chercheurs des universités et
établissements d’enseignement supérieur ou de recherche. Les
résultats, portant sur la science, la religion, la politique ou
l’économie, viennent de paraître aux éditions PUG sous le titre« Que pensent les penseurs » ?.
Les faits
Les faits
Nous
nous contenterons ici de présenter quelques résultats concernant
les attitudes politiques des universitaires, et avançons que les
intellectuels de gauche – du moins dans l’enseignement supérieur
et la recherche – sont bien massivement présents.
Gauche.
Sur la canonique échelle d’auto-positionnement sur l'axe gauche-droite (qui va de 1 = extrême gauche à 10 = extrême
droite), les universitaires se positionnent à 3,8 en moyenne, alors
que les Français en général, selon les enquêtes, se positionnent
autour de 5 (entre 4,9 et 5,1). De plus, toutes les disciplines
universitaires se positionnent plutôt à gauche, avec des moyennes
qui vont de 2,8 (sciences du langage et sociologie) à 4,4 (chimie,
droit et littérature). Autrement dit, même dans les disciplines les
plus à droite, la gauche est plus présente que chez les ouvriers
(4,7), les chômeurs (4,9) ou les fonctionnaires (4,6) en général.
Nationalisations. Sur une échelle où 1 signifie qu’il faudrait développer la propriété privée des entreprises et des industries et 10 qu’il faut nationaliser les entreprises et les industries, les universitaires sont, en moyenne, plutôt favorables aux nationalisations (5,9), alors que leurs compatriotes non universitaires se situent à 4,9. Seuls les économistes semblent apprécier d'avantage les privatisations, mais ils restent tout de même légèrement plus hostiles aux privatisations que la population dans son ensemble.
Nationalisations. Sur une échelle où 1 signifie qu’il faudrait développer la propriété privée des entreprises et des industries et 10 qu’il faut nationaliser les entreprises et les industries, les universitaires sont, en moyenne, plutôt favorables aux nationalisations (5,9), alors que leurs compatriotes non universitaires se situent à 4,9. Seuls les économistes semblent apprécier d'avantage les privatisations, mais ils restent tout de même légèrement plus hostiles aux privatisations que la population dans son ensemble.
Révolution.
23% des universitaires pensent qu’il faut changer radicalement
toute l’organisation de notre société par une action
révolutionnaire, alors qu’ils sont 16% dans la population
française. Si on compare avec le pourcentage des personnes les plus
désavantagées, ce pourcentage s’élève à 19% chez les ouvriers,
16% chez les précaires, 16% chez les immigres. Seuls ceux qui ont
expérimenté plus de 3 ans de chômage affichent des scores
comparables à ceux des universitaires (24%). À noter, à l’inverse,
que si 14% des français pensent qu’il faut défendre notre société
contre tous les changements, ils ne sont que 1% chez les
universitaires.
Injustice. Lorsqu’on demande « Pourquoi y a-t-il en France des gens qui vivent dans le besoin ? », 77% des universitaires (contre 44% des Français en général) pensent que c’est parce qu’il y a beaucoup d’injustice dans notre société, plutôt que par manque de chance ou mauvaise volonté. Ici encore, aucune autre catégorie sociale ne se concentre autant autour de cette réponse.
Injustice. Lorsqu’on demande « Pourquoi y a-t-il en France des gens qui vivent dans le besoin ? », 77% des universitaires (contre 44% des Français en général) pensent que c’est parce qu’il y a beaucoup d’injustice dans notre société, plutôt que par manque de chance ou mauvaise volonté. Ici encore, aucune autre catégorie sociale ne se concentre autant autour de cette réponse.
Rejet
de la responsabilité individuelle. Dans la population générale,
49% des gens adhèrent à l’idée libérale selon laquelle les
individus, et non l’Etat, devraient avoir davantage la
responsabilité de subvenir à leurs besoins. Ce pourcentage descend
à 12% chez les universitaires.
Les explications
Ces faits étant
établis, on peut par la suite se demander pourquoi les
universitaires affichent une sensibilité aussi marquée à gauche.
Quatre grandes explications ont été proposées.
Premièrement,
les universitaires pourraient être issus de familles de gauche. On
considère, par exemple, que les familles de gauche valorisent plus
la culture que l’argent, ce qui pousse leurs enfants à embrasser
des professions valorisées plutôt en termes de capital culturel.
Nous avons alors tout simplement demandé aux interviewés de placer
sur l’échelle gauche-droite leurs parents. Il s’avère que la
moyenne de placement des parents des enquêtés (5,1 les pères et
5,3 les mères) est très proche de celle de la population française
générale, et même, en moyenne, plus à droite que la population au
début des années 80. Aucun indice, par conséquent, ne confirme un
biais de sélection chez les personnels universitaires.
Une deuxième
théorie avance que, par rapport à leur niveau de diplôme, les
universitaires sont faiblement rémunérées. Pour cette raison, ils
s’identifient aux classes plutôt désavantagées. Cette idée est
également peu congruente avec ce que l’on observe. D’une part,
le positionnement sur l’axe gauche-droite des personnes très
diplômées mais faiblement rémunérées est bien moins marqué que
ceux des universitaires (entre 4,5 et 4,8). D’autre part, les
universitaires plus riches ne sont pas moins à gauche que les
universitaires les plus pauvres. C’est même plutôt le contraire :
ceux qui ont les revenus les plus élevés ou les statuts les
meilleurs sont légèrement plus à gauche que les autres enquêtés.
Une troisième
théorie soutient que c’est la pratique de la science qui rend les
universitaires de gauche. Les indices en faveurs de cette idée sont
également faibles : les chercheurs ne sont pas plus à gauche
que les enseignants-chercheurs qui, à leur tour, ne sont pas plus à
gauche que ceux qui ne font que de l’enseignement. Ceux qui
appartiennent à des disciplines où la méthode scientifique est
moins présente (Lettres, langues ou droit) sont, il est vrai, un peu
moins de gauche, mais les plus scientifiques (physiciens, chimistes,
astronomes) sont également un peu moins de gauche que la moyenne.
Enfin, ceux qui croient à la science comme unique source de
connaissance ne sont pas plus à gauche que ceux qui n’y croient
pas.
Enfin, une
dernière théorie soutient que la réussite au sein de l’appareil
étatique (scolarité brillante et haute fonction publique) tend à
orienter les individus vers la gauche. Lorsqu’on analyse, dans la
population générale, les effets du niveau de diplôme et du statut
de fonctionnaire sur le positionnement politique, on prédit un
auto-positionnement sur l’échelle gauche-droite de 3,91, soit très
proche du score moyen affiché par les universitaires. En outre, les
universitaires affichent des opinions très fortement favorables à un
État fort, alors qu’ils sont relativement moins sensibles aux
thèses égalitaristes ou libertaires. Par exemple, 58% d’entre eux
souhaitent que les entreprises recrutent leurs cadres sur concours et
74% souhaitent que ce soient les autorités locales qui se chargent
de distribuer les biens qui deviennent rares.
Au final, on peut
rendre justice aux faits : les intellectuels – au moins à
l’université – se situent bien toujours massivement à gauche.
Mais cela n’est pas le plus surprenant, puisque cela est vrai hier
comme aujourd’hui et en France comme aux États-Unis ou en
Grande-Bretagne. Si glissement à droite il y a, il concernerait
plutôt les intellectuels les plus médiatiques ou définis comme intellectuels par la presse écrite. Mais le plus intéressant, à
notre avis, c’est de se demander pourquoi c’est le cas?